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Bobby crut percevoir un raclement derrière la porte, puis un cliquetis comme celui de chaînes.

— Étrange, dit Lucas, presque comme si on nous attendait.

La porte s’entrouvrit de dix centimètres sur ses gonds bien huilés puis sembla accrochée par quelque chose. Un œil les considéra, sans ciller, suspendu là dans cette fissure de crasse et d’ombre, et au début, Bobby crut qu’il s’agissait de l’œil de quelque grand animal, avec son iris à l’étrange tonalité de jaune brunâtre et les blancs, mouchetés et injectés de rouge, la paupière inférieure béante, plus rouge encore, au-dessous.

— Le Houdou, dit le visage invisible auquel appartenait l’œil, puis : Le Houdou, et un p’tit tas de merde. Seigneur… (Il y eut un effroyable gargouillis, comme quelque antique catarrhe remontant de tréfonds cachés, puis l’homme cracha.) Eh bien, remue-toi, Lucas. (Il y eut un nouveau crissement et la porte s’ouvrit vers l’intérieur, sur les ténèbres.) Je suis un homme occupé…

Cette dernière remarque fut proférée un mètre plus loin, comme si le propriétaire de l’œil s’éloignait en trottinant de la lumière introduite par la porte ouverte.

Lucas franchit le seuil, Bobby sur les talons ; ce dernier sentit la porte pivoter en douceur pour se clore derrière lui. L’obscurité soudaine lui hérissa les poils sur les avant-bras. Elle lui semblait vivante, cette obscurité, encombrée, dense, et quelque part, intelligente.

Puis une étincelle craqua et une sorte de lampe à acétylène siffla en crachotant lorsque s’alluma le gaz. Bobby ne put qu’entrevoir le visage derrière la lanterne, un visage où l’œil jaune injecté de sang attendait avec son homologue, au milieu de ce que Bobby aurait fort volontiers préféré croire être un masque quelconque.

— Je ne suppose pas que tu nous attendais, non, le Finnois ? demanda Lucas.

— Si tu veux tout savoir, dit le visage en révélant de grosses dents jaunes et plates, je m’apprêtais à sortir trouver quelque chose à manger.

À Bobby, il donnait l’impression de pouvoir survivre en rongeant des tapis pourris, ou en fouissant patiemment la pulpe de bois brunie des vieux bouquins gonflés d’humidité qui s’empilaient jusqu’à hauteur d’épaule de part et d’autre du tunnel où ils se trouvaient.

— Qui est le petit merdeux, Lucas ?

— Tu sais, Finn, que Beauvoir et moi éprouvons certaines difficultés avec un truc que nous t’avions acheté en toute bonne foi.

Lucas tendit sa canne pour tâter délicatement le dangereux surplomb de brochures effritées.

— Tu l’as encore, maintenant ? (Le Finnois pinça ses lèvres minces, mimant un rictus soucieux.) Me bousille pas ces tirages de tête, Lucas. Tu les fous par terre, tu les paies.

Lucas retira sa canne. Sa virole polie jeta un éclair à la lueur de la lanterne.

— Alors, comme ça, reprit le Finnois, on a des problèmes. Marrant, Lucas, un truc bigrement marrant. (Il avait les joues grisâtres, marquées de profondes rides diagonales.) En bien, j’ai quelques problèmes, moi aussi, trois exactement. Je ne les avais pas ce matin. Je suppose que c’est ainsi que va la vie, des fois. (Il posa la lanterne sifflante sur un classeur en acier bosselé et pêcha une cigarette sans filtre tordue de la poche latérale de ce qui avait dû jadis être une veste en tweed.) Mes trois problèmes, ils sont en haut. Peut-être que t’auras envie d’y jeter un œil…

Il craqua une allumette en bois contre la base de la lanterne et alluma sa cigarette. L’odeur âcre du tabac brun cubain emplit l’air entre eux.

— Tu sais, dit le Finnois en enjambant le premier des corps, ça fait un bout de temps que je suis ici. Tout le monde me connaît. On sait que je suis ici. T’achètes au Finnois, tu sais à qui t’achètes. Et je garantis mes produits, chaque fois…

Bobby fixait le visage tourné vers le haut du cadavre, fixait les yeux devenus ternes. Il y avait quelque chose d’anormal dans la forme du torse, d’anormal dans sa manière d’être étendu là, en habits noirs. Des traits japonais, inexpressifs, des yeux morts…

— Et tout ce temps-là, continuait le Finnois, tu sais combien il y a eu de gens assez abrutis pour essayer d’entrer ici et m’éliminer ? Zéro ! Pas un, pas un avant ce matin, et voilà que ça m’en fait déjà trois, bordel. Enfin – il jeta sur Bobby un regard hostile –, sans compter ce drôle de petit tas de merde, je suppose, mais…

Il haussa les épaules.

— Il a l’air plutôt tordu, remarqua Bobby qui lorgnait toujours le premier cadavre.

— C’est parce que c’est tout de la pâtée pour chiens, à l’intérieur, répondit le Finnois, l’air mauvais. Tout réduit en purée.

— Le Finnois collectionne les armes exotiques, expliqua Lucas en caressant du bout de la canne le poignet du second corps. Tu les as déjà scannés pour détecter des implants, le Finnois ?

— Ouais. Boulot chiant. L’a fallu les descendre dans la salle du fond. Rien, en dehors du tout-venant. C’était qu’une bande de tueurs. (Il clappa de la langue bruyamment.) Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir me tuer ?

— Peut-être que tu leur auras vendu un produit très coûteux et qu’a pas voulu marcher, hasarda Lucas.

— J’espère que t’es pas en train de me dire que c’est toi qui les as envoyés, Lucas, dit le Finnois d’un ton égal, à moins que t’aies envie de me voir refaire le coup de la pâtée pour chiens…

— Ai-je dit que tu nous as vendu quelque chose qui ne marchait pas ?

— « Éprouvé des difficultés », t’as dit. Et qu’est-ce que vous m’avez acheté d’autre ces derniers temps, les mecs ?

— Désolé, le Finnois, mais ils ne sont pas de chez nous. Et tu le sais bien, toi aussi.

— Ouais, je suppose. Alors, qu’est-ce que tu viens foutre ici, Lucas ? Tu sais très bien que ce que tu m’as acheté n’était pas couvert par la garantie habituelle…

— Tu sais, dit le Finnois après avoir écouté le récit par Bobby de sa passe avortée en cyberspace, y a vraiment un truc plus que bizarre, là-bas. (Il hocha lentement sa tête étroite, étrangement allongée.) C’était pas comme ça, dans le temps. (Il regarda Lucas.) Vous le savez, vous autres, pas vrai ?

Ils étaient assis autour d’une table blanche carrée dans une pièce blanche au rez-de-chaussée, derrière le bric-à-brac du magasin en façade. Le sol était en carrelage d’hôpital éraflé, à motifs antidérapants, et les murs formés de larges dalles de plastique blanc cassé qui dissimulaient des couches denses de circuits anti-écoute. Comparée à la vitrine, la salle blanche semblait d’une propreté chirurgicale. Plusieurs trépieds en alliage léger, hérissés de capteurs et de matériel d’examen, étaient disposés autour de la table, telles des sculptures abstraites.

— Savoir quoi ? demanda Bobby.

À chaque nouveau récit de son aventure, il se sentait moins l’air d’un wilson. Important. Il se sentait important.

— Pas toi, tête de nœud, dit le Finnois, l’air las. Lui. Môssieu le grand Houdou. Lui il sait. Il sait que ce n’est plus pareil… Que ça ne l’est plus depuis un bout de temps. J’ai toujours été dans la partie. Une éternité. Avant la guerre, avant qu’il y ait eu la moindre matrice, ou en tout cas, avant que les gens se soient aperçus qu’il y en avait une. (Il regardait Bobby, à présent.) J’ai une paire de bottes qu’est plus vieille que toi, alors qu’est-ce que tu pourrais bien m’apprendre, bordel ? Il y a des cow-boys depuis qu’il y a des ordinateurs. Ils ont construit les premiers pour craquer la glace des Allemands, pas vrai ? Des briseurs de code. On peut même dire que la glace a précédé les ordinateurs, si tu veux voir tes choses sous cet angle. (Il alluma sa quinzième cigarette de la soirée et la fumée se mit à envahir la salle blanche.) Lucas sait, ouais. Ces sept ou huit dernières années, y s’est passé des trucs marrants, là-dessus, sur le circuit des cow-boys de console. Les nouveaux opérateurs, ils passent des arrangements avec des trucs, pas vrai, Lucas ? Ouais, un peu, que je suis au courant ; ils ont toujours besoin de matos et de logos, et ils ont toujours besoin d’être plus rapides que des serpents sur la glace, mais tous, tous ceux qui savent vraiment comment trancher dedans, eh bien ils ont des alliés, pas vrai, ça, Lucas ?