Выбрать главу

Lucas sortit de sa poche le cure-dents et entreprit de se nettoyer une molaire du fond, le visage sombre et sérieux.

— Trônes et dominions, fit le Finnois, cryptique. Ouais, y a des choses, là-bas. Des spectres, des voix. Pourquoi pas ? Les océans avaient bien des sirènes, toutes ces conneries, et nous on a eu une mer de silicium, vous voyez ? Bien sûr, c’est jamais qu’une hallucination sur mesure qu’on s’est tous payée d’un commun accord, le cyberspace, mais ceux qui s’y branchent savent foutre bien que c’est un univers entier. Et chaque année, il devient de plus en plus encombré, il ressemble de plus en plus à…

— Pour nous, coupa Lucas, le monde a toujours fonctionné ainsi.

— Ouais, dit le Finnois, alors les mecs comme vous, vous pouvez vous brancher dessus direct, et raconter aux gens que les trucs avec lesquels vous trafiquez sont pareils à vos bons vieux dieux de la brousse…

— Les Cavaliers divins…

— Bien sûr. Peut-être même que vous y croyez. Mais je suis assez vieux pour me rappeler que ça n’a pas toujours été comme ça. Il y a dix ans, tu te serais pointé au Gentleman Loser et tu aurais essayé de raconter à tous les pontes du clavier que tu causais avec des spectres dans la matrice, tout le monde t’aurait pris pour un cinglé.

— Un wilson, intervint Bobby, qui se sentait abandonné et plus du tout aussi important.

Le Finnois le regarda, l’air interdit :

— Un quoi ?

— Un wilson. Un nullard. C’est du jargon de piquassette, je suppose… (T’as remis ça. Merde.)

Le Finnois le considéra avec un drôle de regard.

— Bon Dieu, alors, c’est votre mot pour ça, hein ? Seigneur, mais je connais ce type…

— Qui ?

— Bodine Wilson. Le premier mec que je connaisse à avoir fini en figure de style.

— Il était stupide ? demanda Bobby pour aussitôt le regretter.

— Stupide ? Merde, non, il était malin comme un singe. (Le Finnois écrasa sa cigarette dans un cendrier Campari en céramique fêlée.) Rien qu’un vrai fouteur de merde, c’est tout. Il avait bossé avec Dixie le Trait-Plat, à l’époque…

Les yeux jaunes injectés de sang étaient devenus lointains.

— Le Finnois, dit Lucas, où as-tu dégotté le brise-glace que tu nous as vendu ?

Le Finnois le considéra d’un air sombre.

— Quarante ans de métier, Lucas. Tu sais combien de fois on m’a posé cette question ? Tu sais combien de fois je serais mort si j’y avais répondu ?

Lucas acquiesça.

— Je comprends ton point de vue. Mais je vais t’exposer le mien. (Il brandit vers le Finnois son cure-dents, telle une dague miniature.) Ta vraie raison de vouloir rester planté ici à nous raconter des vannes, c’est que tu crois que les trois macchabées, là-haut, ont quelque chose à voir avec le brise-glace que tu nous as vendu. Et t’as juste tiqué quand Bobby t’a raconté qu’on avait fait sauter l’immeuble de sa mère, pas vrai ?

Le Finnois montra les dents.

— Peut-être.

— Quelqu’un t’a mis sur sa liste, le Finnois. Ces trois ninjas refroidis, là-haut, ont coûté à quelqu’un un paquet de fric. Quand il ne les verra pas revenir, ce quelqu’un sera encore plus déterminé, le Finnois.

Les yeux jaunes bordés de rouge se plissèrent.

— Ils étaient tous armés jusqu’aux dents, observa le Finnois, prêts à frapper, mais l’un d’eux avait en plus quelques autres trucs. Des trucs pour poser des questions. (Ses doigts tachés de nicotine, de la couleur des ailes de cafard, se levèrent pour masser sa lèvre supérieure. Il ajouta :) Je le tiens de Wigan Ludgate, le Wig.

— Jamais entendu parler de lui, dit Lucas.

— Un sacré petit salaud, dit le Finnois. Un ancien pirate.

— Il se trouve, commença le Finnois – et pour Bobby, c’était infiniment passionnant, mieux même que d’écouter Beauvoir et Lucas –, que Wigan Ludgate avait eu cinq années de ponte du clavier, ce qui fait une durée décente pour un cow-boy de cyberspace. Au bout de cinq ans, un pirate aura tendance à être soit riche soit cramé, à moins qu’il ne finance une écurie de jeunes loups tout en se cantonnant strictement à l’aspect gestion. Au beau temps de sa jeunesse et de sa gloire, le Wig avait débarqué en coup de vent d’une passe à rallonge à travers les secteurs relativement peu occupés de la matrice qui représentaient ces zones géographiques autrefois connues comme le tiers monde.

Le silicium est inusable ; les micropuces étaient effectivement immortelles. Le Wig releva le fait. Comme tous les enfants de son âge, toutefois, il savait que le silicium devenait obsolescent, ce qui était pire que de s’user ; ce fait était une constante sordide, et acceptée, pour le Wig, au même titre que la mort ou les impôts, et à vrai dire, il était en général plus préoccupé par l’idée que son matos se démode que par la mort (il avait vingt-deux ans) ou les impôts (il n’était pas enregistré, même s’il payait à une laverie automatique de Singapour un pourcentage annuel qui était en gros l’équivalent de l’impôt qu’il aurait été tenu de régler, eut-il déclaré son revenu). Le Wig se dit que tout ce silicium dépassé devait bien aller quelque part. Où il allait, apprit-il, c’était dans un certain nombre d’endroits très pauvres qui se débattaient autour de bases industrielles naissantes. Des nations tellement arriérées que le concept même de nation y était encore pris au sérieux. Le Wig se cliqua dans deux ou trois trous perdus d’Afrique et s’y retrouva comme un requin nageant dans une piscine remplie de caviar. Non qu’aucun de ces minuscules œufs parfumés eussent individuellement une grande valeur, mais il suffisait d’ouvrir le bec pour ramasser, et l’opération était facile, nourrissante et fructueuse. Le Wig ratissa les Africains pendant une semaine, causant incidemment l’effondrement de trois gouvernements et provoquant d’indicibles souffrances humaines. À la fin de sa semaine, gros de la crème de plusieurs millions de ridiculement dérisoires comptes en banques, il se retira. Et tandis qu’il s’en allait, les sauterelles débarquaient ; d’autres que lui avaient pigé le plan africain.

Le Wig resta deux ans sur la plage de Cannes, à ingérer les plus coûteuses des drogues synthé-mode et périodiquement allumer un minuscule téléviseur Hosaka pour étudier les corps ballonnés d’Africains morts avec une attention étrange et curieusement innocente. À un certain point – personne n’aurait su dire au juste où, quand, ou pourquoi –, on se mit à remarquer que le Wig avait dépassé les limites. Plus précisément, expliqua le Finnois, le Wig s’était persuadé que Dieu vivait en cyberspace ou peut-être que le cyberspace était bel et bien Dieu, ou quelque manifestation nouvelle de celui-ci. Les incursions du Wig dans la théologie tendaient à être marquées par de brusques changements de paradigmes, de véritables sursauts de foi. Le Finnois avait une vague idée du plan dans lequel était embarqué le Wig, ces derniers temps ; peu après sa conversion à cette nouvelle et singulière foi, Wigan Ludgate était retourné à la Conurb pour s’embarquer dans un voyage épique, quoique légèrement aléatoire, de découverte cybernétique. En tant qu’ancien fondu du clavier, il savait ou aller pêcher ce qu’il y avait de mieux dans ce que le Finnois appelait le matos et le logos. Le Finnois fournit au Wig tout ce qu’il avait dans les deux domaines, car le Wig était encore un homme riche. Le Wig expliqua au Finnois que sa technique d’exploration mystique impliquait de projeter sa conscience dans des secteurs vides, non structurés, de la matrice et d’y attendre. Au crédit de l’individu, nota le Finnois, il ne prétendit jamais avoir rencontré Dieu, même s’il maintenait bel et bien avoir, à plusieurs reprises, décelé Sa présence en train d’escalader la grille du réseau. Le moment venu, le Wig se trouva bien sûr à court d’argent. Sa quête spirituelle lui ayant aliéné les quelques relations d’affaires datant d’avant son expédition d’Afrique, il sombra sans laisser de traces.