— Ce coin est super, dit-il et il fit signe à la fille de remplir sa tasse.
— Une seconde, trouduc ! dit la serveuse, relativement aimable. (Elle était en train de mesurer du café moulu dans une boîte en tôle échancrée posée sur le plateau d’une antique balance.) T’as eu le temps de pioncer, hier soir, Jackie, après le spectacle ?
— Bien sûr, dit Jackie et elle sirota son café. J’ai dansé pour la deuxième partie puis je suis allée dormir chez Jammeur. Comme une masse, tu sais !
— J’aurais bien voulu faire pareil. Mais chaque fois que Henry va te voir danser, il peut plus me foutre la paix…
Elle rigola et remplit la tasse de Bobby à l’aide d’un Thermos de plastique noir.
— Eh bien ! fit Bobby, quand la fille fut de nouveau occupée par sa machine à café. Quel est le programme ?
— Monsieur est occupé, hein ? (Jackie le considérait froidement derrière le liseré d’or de son feutre mou.) Des rendez-vous, des gens à voir ?
— Eh bien, enfin, non… Merde. Je veux dire, bon, c’est ici ?
— C’est ici, quoi ?
— Cet endroit. On reste ici ?
— Le dernier étage. Un ami à moi dirige un club là-haut. Très peu probable que quelqu’un vienne t’y retrouver, et même si c’était le cas, ce n’est pas évident d’y accéder. Quatorze niveaux essentiellement occupés par des stands, où, dans leur majorité, les gens ne fourguent pas le genre de truc qu’on vend ouvertement, compris ? Alors, ils n’apprécient pas particulièrement les étrangers qui se pointent ici le bec enfariné, les types qui posent des questions. Et la plupart d’entre eux sont des amis à nous. En tout cas, tu vas te plaire ici. C’est un bon coin pour toi. Il y a plein de choses à apprendre, si tu n’oublies pas de fermer ta gueule.
— Comment vais-je apprendre si je ne pose pas de questions ?
— Eh bien, je veux dire, si tu sais garder les oreilles ouvertes, plutôt. Et rester poli. Il y a des durs, dans le secteur, mais si tu t’occupes de tes affaires, ils s’occuperont des leurs. Beauvoir va sans doute passer ici en fin d’après-midi. Lucas est remonté dans la Zupe lui raconter ce que t’as appris du Finnois. Au fait, qu’est-ce qu’il t’a appris, le Finnois, chou ?
— Qu’il avait retrouvé ces trois cadavres allongés sur son plancher. Pour lui, ce seraient des ninjas. (Bobby la regarda.) Il est plutôt bizarre…
— Les cadavres, ça ne fait pas partie de ses fournitures habituelles. Mais, ouais, il est plutôt bizarre, ça d’accord. Et si tu me racontais un peu tout ça ? Calmement, et à voix basse et mesurée. Ça te paraît possible ?
Bobby lui narra ce qu’il se rappelait de sa visite au Finnois. À plusieurs reprises, elle l’interrompit, posa des questions auxquelles il était en général incapable de répondre. Elle hocha la tête la première fois qu’il mentionna le nom de Wigan Ludgate.
— Ouais, dit-elle, Jammeur parle de lui, quand il se lance dans le bon vieux temps. Faudra que je lui demande…
Quand Bobby acheva son récit, elle était adossée contre un des piliers verts, le feutre complètement rabattu sur ses yeux sombres.
— Eh bien ? demanda-t-il.
— Intéressant, dit-elle, mais ce fut tout.
— Je veux des fringues neuves, dit Bobby, tandis qu’ils grimpaient l’escalator en panne, vers le second niveau.
— T’as de l’argent ?
— Merde, fit-il, les mains fourrées dans les poches du jean plissé flottant. Pour l’instant, moi, j’ai pas un radis, mais je veux changer de fringues. Lucas, Beauvoir et vous, vous me coincez pas sur la glace pour des prunes, pas vrai ? Eh bien, j’en ai marre de cette horreur de chemise que m’a refilée Rhéa, marre de ce futal, que j’ai toujours l’impression qu’il va me tomber du cul. Et si je suis ici, c’est parce que Deux-par-Jour, ce triste ringard, a voulu que je risque ma peau pour permettre à Lucas et Beauvoir de tester leur putain de logiciel. Alors, bordel, vous pouvez bien m’offrir quelques fringues, d’accord ?
— D’accord, dit-elle après un silence. Je vais te dire une chose. (Elle désigna du doigt une Chinoise en jean délavé en train de rouler les feuilles de plastique qui avaient dissimulé une douzaine de rampes de cintres en tube d’acier garnis de vêtements.) Tu vois Lin, là-bas ? C’est une copine. Tu choisis ce que tu veux, je réglerai le truc entre Lucas et elle.
Une demi-heure plus tard, il émergeait de derrière les couvertures d’une cabine d’essayage et chaussait une paire de lunettes d’aviateur indo-javanaises à verres réfléchissants. Il souriait à Jackie.
— Superbranché, non ?
— Un peu, ouais. (Elle eut un mouvement de la main, en éventail, comme si elle risquait d’effleurer quelque chose de trop chaud.) Et t’aimais pas la chemise que Rhéa t’avait prêtée ?
Il baissa les yeux sur le T-shirt noir qu’il s’était choisi, avec le carré de l’holo-décal de cyberspace sur la poitrine. Il était conçu de telle manière qu’on avait l’impression de presser la touche d’avance rapide à travers la matrice, flou des lignés de trames à la lisière du motif.
— Ouais. C’était trop nul…
— D’accord, fit Jackie, contemplant le jean noir moulant, les lourdes bottes de cuir avec les plis accordéon, style cosmonaute, aux chevilles, le ceinturon militaire en cuir noir, garni de deux rangées parallèles d’arêtes pyramidales chromées. Enfin, je suppose que t’as plus l’air d’un Comte. Allez, venez, Comte, je vous ai réservé votre couche, là-haut, chez le Jammeur.
Il lui jeta un regard concupiscent, les pouces glissés dans les poches de devant du Levi’s noir.
— Tout seul, ajouta-t-elle, t’affole pas.
VOL PAR ORLY
La Citroën-Dornier de Paco descendit les Champs, prit la rive droite qu’elle quitta à la hauteur des Halles. Enfoncée dans le siège de cuir à l’étonnant moelleux, encore plus superbement cousu que sa veste de Bruxelles, Marly se forçait à faire le vide dans sa tête, à se déconnecter. Ne sois que des yeux, se dit-elle. Rien que des yeux, et ton corps, une masse écrasée par la vitesse de ce véhicule outrageusement coûteux. Paco négociait sans efforts les rues étroites bordant le Forum.
— Pourquoi avez-vous dit : « Va pas me faire ça » ?
Il retira la main de la console de pilotage pour remettre en place la pastille de son écouteur.
— Pourquoi avez-vous écouté ?
— Parce que c’est mon boulot. J’ai expédié une femme dans la tour d’en face, au vingt et unième étage, avec un microparabolique. Le téléphone de l’appartement était coupé ; sinon, on aurait pu l’utiliser. Elle est montée, elle a fracturé la porte d’un appartement vide sur la façade ouest de la tour et braqué le micro juste à temps pour vous entendre dire : « Va pas me faire ça. » Et vous étiez toute seule ?
— Oui.
— Il était mort.
— Oui.
— Pourquoi l’avoir dit, alors ?
— Je ne sais pas.
— Qui vous faisait quelque chose, d’après vous ?
— Je ne sais pas. Peut-être Alain.
— Faire quoi ?
— Je sais pas, moi. Être mort ? Compliquer les choses ? À votre avis ?
— Vous êtes une femme compliquée.
— Laissez-moi descendre.
— Je vais vous ramener chez votre amie…
— Arrêtez cette voiture.
— Je vous ramène chez…
— J’irai à pied.
La longue voiture argentée glissa vers le trottoir.
— Je vous appellerai, dans la…