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Elle opina.

— Savez-vous ce que c’est ?

Elle déglutit.

— Non.

— Mais vous savez qui l’a mis là ?

— Oui.

— Votre père ?

— Oui.

— Savez-vous pourquoi ?

— Parce que j’étais malade.

— Comment ça, malade ?

— Je n’étais pas assez intelligente.

À midi, il était prêt, le plein était fait, l’aéroglisseur attendait le long du grillage. Rudy lui avait donné une pochette à glissière rectangulaire, noire, bourrée de nouveaux yens, certains des billets usés au point d’en être presque transparents.

— J’ai essayé de passer cette bande avec un lexique de français, dit Rudy tandis que l’un des dogues frottait contre sa jambe ses côtes poussiéreuses. Ça marche pas. Je crois que c’est une espèce de créole. Peut-être africain. T’en veux une copie ?

— Non, dit Turner. C’est toi qui t’y colles.

— Merci, dit Rudy. Mais pas question. Je ne compte pas reconnaître que t’aies jamais mis les pieds ici si quelqu’un vient à me le demander. Sally et moi, on file sur Memphis cet après-midi, s’installer chez un couple d’amis. Les chiens garderont la maison. (Il gratta la bête derrière sa cagoule en plastique.) D’accord, garçon ? (Le chien gémit et se tortilla.) J’ai dû les déconditionner à chasser le raton laveur après leur avoir mis les infrarouges. Sinon, il n’en serait plus resté un dans le pays…

Sally et la fille descendaient les marches du porche, Sally portant un filet tout déchiré qu’elle avait rempli avec des sandwiches et une Thermos de café. Turner se souvint d’elle dans le lit à l’étage et sourit. Elle lui rendit son sourire. Elle lui paraissait plus âgée aujourd’hui, fatiguée. Angie avait troqué le T-shirt MAAS-NEOTEK contre un chandail noir informe que Sally lui avait déniché. Ça la faisait paraître encore plus jeune qu’elle n’était. Sally avait également réussi à noyer ses dernières traces de coquards sous un maquillage baroque qui jurait étrangement avec son visage et son pull trop grand.

Rudy tendit à Turner la clé de l’aéroglisseur.

— J’ai fait pondre à mon vieux Cray ce matin un résumé des dernières nouvelles du monde des affaires. Un truc que t’aimeras sans doute savoir, c’est que Maas Biolabs vient d’annoncer la mort accidentelle du Dr Christopher Mitchell.

— Impressionnant, comme ces gens peuvent se montrer vagues.

— Et tu serres à fond le harnais, était en train de dire Sally, sinon t’auras le cul couvert de bleus avant d’avoir rejoint la déviation de Statesboro.

Rudy jeta un œil sur la fille, puis de nouveau sur Turner. Turner apercevait les veines éclatées à la base du nez de son frère. Il avait les yeux injectés de sang et un tic prononcé de la paupière gauche.

— Bon, ben, je suppose que ça y est. Marrant, mais j’avais fini par croire que je te reverrais plus. Ça m’a fait tout drôle de te voir débarquer ici…

— Eh bien, dit Turner, vous avez tous les deux fait pour moi plus que je n’étais en droit d’espérer.

Sally détourna les yeux.

— Alors, merci. Je suppose qu’on ferait bien d’y aller.

Il grimpa dans la cabine du glisseur, désireux de partir. Sally étreignit le poignet de la fille, lui donna le filet et resta à ses côtés tandis qu’elle escaladait les deux marchepieds escamotables. Turner s’installa dans le siège du pilote.

— Elle arrêtait pas de te réclamer, dit Rudy. Au bout d’un moment, son état avait tellement empiré que même les endorphines de synthèse ne parvenaient plus à vraiment supprimer la douleur et toutes les deux heures, elle demandait où tu étais, quand tu arriverais.

— Je t’ai envoyé de l’argent, dit Turner. Assez pour l’emmener à Chiba. Les cliniques de là-bas auraient pu tenter quelque chose de nouveau.

Rudy renifla.

— Chiba ? Bon Dieu. C’était une vieille femme. Quel foutu bien ça aurait donc fait, de la maintenir en vie quelques mois de plus à Chiba ? Ce qu’elle voulait surtout, c’était te revoir.

— Ça ne s’est pas passé comme ça, dit Turner tandis que la fille s’installait dans le siège voisin puis posait le sac sur le plancher, entre ses pieds. À la revoyure, Rudy. (Il fit un signe de tête.) Sally !

— À un de ces jours ! dit Sally, un bras passé autour de Rudy.

— De qui parliez-vous ? demanda Angie, comme l’écoutille se rabattait.

Turner inséra la clé de contact et lança la turbine, gonflant simultanément la jupe de sustentation. Par l’étroite meurtrière latérale, il vit Rudy et Sally s’écarter vivement de l’engin, le chien se tapir et japper au bruit de la turbine. Pédales et poignées étaient surdimensionnées, conçues pour faciliter la conduite à un pilote équipé d’une combinaison antiradiations. Turner franchit doucement la grille et vira en profitant du dégagement de la chaussée gravillonnée. Angie bouclait son harnais.

— De ma mère, répondit-il.

Il emballa la turbine et ils bondirent en avant.

— Je n’ai jamais connu ma mère, remarqua-t-elle, et Turner se souvint que son père était mort et qu’elle ne le connaissait pas non plus.

Il mit les gaz et ils foncèrent sur le macadam, manquant d’écraser un des dogues de Rudy.

Sally avait eu raison au sujet du confort de l’engin ; la turbine engendrait des vibrations constantes. À quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, sur l’asphalte défoncé de la vieille nationale, ça vous ébranlait les dents. La jupe renforcée raclait durement la chaussée inégale ; l’effet de sol d’un modèle de sport civil n’aurait été possible que sur un revêtement lisse et parfaitement horizontal.

Turner se surprit pourtant à apprécier cette conduite. On visait, on ramenait les gaz, et on passait. Quelqu’un avait suspendu une paire de dés en mousse rose au-dessus de la fente du pare-brise et le gémissement des turbines derrière lui avait quelque chose de massif. La fille semblait se détendre, contemplant le paysage, un air absent, presque satisfait, et Turner lui était reconnaissant de ne pas avoir à entretenir la conversation. T’es sacrément recherchée, se dit-il en la reluquant en biais, t’es sans doute le petit lot le plus recherché de toute la planète aujourd’hui, et moi je suis là à te trimbaler vers la Conurb, dans le joujou guerrier de Rudy, et sans la moindre foutue idée de ce que je vais bien pouvoir faire… Ou de qui nous est tombé sur le râble…

Récapitule tout, se dit-il, tandis qu’ils dévalaient dans la vallée. Récapitule tout, une fois de plus, le déclic finira bien par se produire. Mitchell avait contacté Hosaka, annoncé sa défection. Hosaka engageait Conroy et rassemblait une équipe médicale pour repérer sur Mitchell d’éventuelles bidouilles. Conroy avait formé l’équipe en travaillant avec l’agent de Turner. L’agent de Turner était une voix à Genève, un numéro de téléphone. Hosaka avait envoyé Allison à Mexico pour le mettre au parfum, puis Conroy l’avait récupéré. Juste avant qu’il y ait du grabuge, Webber lui avait annoncé qu’elle était la taupe de Conroy sur le site… Au moment où la fille arrivait, quelqu’un leur était tombé dessus, à coups de fusées éclairantes et d’armes automatiques. Pour lui, c’était du Maas tout craché ; c’était le genre d’action à laquelle il s’attendait, pour laquelle on avait loué ses muscles. Puis ce ciel tout blanc… Il se rappela ce que lui avait dit Rudy au sujet d’un canon à particules… Qui ? Et ce bordel dans la tête de la fille, les trucs que Rudy avait découverts sur son tomographe et son imageur à RMN{RMN : Résonance magnétique nucléaire ; procédé permettant, contrairement à la radiographie, d’observer in vivo les tissus mous du corps sans aucune préparation (N.d.T.)}. D’après elle, son père n’avait jamais envisagé de partir lui-même.