Bobby avait déjà branché ses trodes. À présent, il regardait Jackie.
— T’es déjà branché en parallèle ?
Il hocha la tête.
— Okay. On se branche, mais je reste derrière ton épaule gauche. Je dis : débranche, tu débranches. Si tu vois des trucs drôles, c’est parce que je suis avec toi, pigé ?
Il acquiesça.
Elle retira une paire de longues aiguilles en argent de l’arrière de son feutre mou puis l’ôta, le déposant sur le bureau, près de la console de Jammeur. Elle glissa les trodes par-dessus le fichu en soie orange et aplanit les contacts sur son front.
— Allons-y, dit-elle.
Maintenant et à jamais, en avant toute, la console de Jammeur était partie à fond la caisse, survolant de très haut le néon des unités centrales, une topographie de données qu’il ne connaissait pas. Le gros truc, haut comme une montagne, société nette et limitée dans le non-lieu qui était le cyberspace.
— Ralentis, Bobby.
Voix de Jackie, basse et douce, près de lui dans le vide.
— Nom de Dieu, ce truc glisse tout seul !
— Ouais, mais on se calme. Inutile de se presser. On se balade. Alors, tu restes en altitude et tu ralentis…
Il passa en lecture normale jusqu’à ce qu’ils aient l’impression de se traîner. Il se tourna sur la gauche, s’attendant à la voir mais il n’y avait rien.
— Je suis là, lui dit-elle. T’inquiète…
— Qui était Quine ?
— Quine ? Un cow-boy parmi les connaissances de Jammeur. Il les connaissait tous, de son temps.
Bobby fit un quatre-vingt-dix gauche, au hasard, pivotant en douceur à l’intersection de la trame, pour tester la réponse de la console. C’était incroyable, totalement différent de ce qu’il avait pu ressentir jusque-là en cyberspace.
— Sainte merde. À côté de ce truc, une Ono-Sendaï est un jouet de gosse…
— Il est sans doute équipé de circuits O-S. C’est ce qu’ils utilisaient, à l’époque, d’après Jammeur. Fais-nous grimper encore un peu…
Ils s’élevèrent sans effort à travers la trame, les données s’éloignaient en dessous d’eux. Il se plaignit :
— Il y a pas des masses de choses à voir, de là-haut.
— Erreur. Tu vas apercevoir quelques trucs intéressants, pourvu que tu traînes suffisamment sur les secteurs vides…
La trame de la matrice semblait frissonner, droit devant eux.
— Euh, Jackie…
— Stoppe ici. Reste en pause. C’est okay. Fais-moi confiance.
Quelque part, très loin, ses mains couraient sur la configuration peu familière du clavier. Brusquement il les maintint en suspens, tandis qu’une section du cyberspace se brouillait, devenait laiteuse.
— Qu’est-ce que…
— Danbala ap monte I, dit la voix, fer cassant dans sa tête, et dans sa bouche comme un goût de sang. Danbala la chevauche.
Il savait ce que les mots signifiaient, mais la voix était de fer dans son crâne. L’étoffe laiteuse se divisa, sembla bouillonner, devint deux taches de gris fluctuant.
— Legba, dit-elle. Legba et Ougou Feray, dieu de la guerre. Papa Ougou ! Saint Jacques Majeur ! Viv la Vyèj !
Un rire de fer emplit la matrice, lui cisaillant le crâne.
— Map kite tout mizè ak tout giyon, dit une autre voix, fluide, de vif-argent et froide. Regarde, papa, elle est venue ici pour chasser la malchance !
Et puis celle-ci rit aussi et Bobby lutta pour dominer une vague de pure hystérie lorsque le rire argenté le traversa comme une gerbe de bulles.
— A-t-elle de la malchance, la cavale de Danbala ? tonna la voix de fer d’Ougou Feray, et l’espace d’un instant, Bobby crut voir vaciller une silhouette dans la brume grise.
La voix corna son rire terrible.
— Certes ! Certes ! Mais elle n’en sait rien ! Elle est ma cavale à moi, non, sinon je la lui soignerais, sa chance !
Bobby avait envie de pleurer, de mourir, de faire n’importe quoi pour échapper aux voix, échapper au vent totalement impossible qui s’était mis à chasser les volutes grises, un vent humide et chaud qui avait l’odeur de choses qu’il ne pouvait identifier.
— Et elle loue la Vierge ! Écoute-moi, petite sœur ! La Vyèj approche, oh oui !
— Oui, dit l’autre, elle traverse ma province, à présent, moi qui règne sur les voies et les routes.
— Mais moi, Ougou Feray, je te dis que nos ennemis approchent eux aussi ! Aux portes, ma sœur, et prends garde !
Et puis les zones grises pâlirent, diminuèrent, se ratatinèrent…
— Décroche, dit-elle, petite voix lointaine. (Et puis elle ajouta :) Lucas est mort.
Jammeur sortit une bouteille de scotch du tiroir de son bureau puis il versa précautionneusement six centimètres du breuvage dans un verre à cocktail en plastique.
— T’as l’air complètement décalquée, dit-il à Jackie, et Bobby fut surpris par la douceur de sa voix.
Cela faisait dix minutes au moins qu’ils avaient décroché et personne n’avait encore rien dit. Jackie avait l’air brisée et ne cessait de se mâchonner la lèvre inférieure. Jammeur avait l’air soit malheureux, soit fâché, Bobby n’était pas sûr.
— Pourquoi donc avoir dit que Lucas était mort ? hasarda Bobby car il lui semblait que le silence s’accumulait dans l’étroit bureau de Jammeur à vous en faire suffoquer.
Les yeux de Jackie le fixèrent mais sans paraître accommoder.
— Ils ne seraient pas venus vers moi si Lucas avait été en vie, dit-elle. Il y a des pactes, des accords. Legba est toujours invoqué en premier mais il aurait dû venir avec Danbala. Sa personnalité dépend du loa avec lequel il se manifeste. Lucas doit être mort.
Jammeur repoussa le verre de whisky vers l’autre côté du bureau mais Jackie refusa de la tête, les électrodes encore accrochées à son front, chrome et nylon noir. Il fit une grimace dégoûtée, récupéra le verre et le vida.
— Quel tas de merde. Tout ça tenait bien mieux debout avant que les gens dans votre genre se mettent à fricoter avec eux.
— Ce n’est pas nous qui les avons amenés ici, Jammeur, observa-t-elle. Ils étaient là, c’est tout, et s’ils nous ont trouvés, c’est parce qu’on les comprenait !
— Toujours le même tas de merde, dit Jammeur, désabusé. Quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, ils ont comme par hasard pris la forme que voulaient voir un tas de bougnoules allumés. Tu me suis ? Il n’y a foutrement rien là-dedans qui vous obligeait à causer votre baragouin de sauvages haïtiens ! Vous et votre culte vaudou, ils ont vu ça et ils vous ont monté le coup, et Beauvoir, Lucas et les autres, ce sont des hommes d’affaires avant tout. Et ces putains de saloperies s’y entendent pour passer des marchés ! C’est une seconde nature ! (Il revissa la capsule sur la bouteille et la rangea dans le tiroir.) Tu sais, mon chou, il se pourrait bien que ce gros truc, avec tout ce déploiement de force sur la trame, il te mène tout bêtement en bateau. En projetant ces choses, tout ce bordel… Et tu sais bien que c’est possible, pas vrai ? Pas vrai, Jackie ?