Le faisceau rouge, mince comme un crayon, transperça porte et rideau, deux des doigts de Jammeur et clignota sur le bar. Une bouteille explosa, son contenu se répandit dans un nuage de vapeur et d’esters vaporisés. Jammeur laissa la porte se refermer, fixa sa main ruinée puis se laissa lourdement choir sur la moquette. La boîte s’emplit lentement de l’odeur d’arbre de Noël du gin bouilli. Beauvoir saisit sur le comptoir une bouteille chromée d’eau de Seltz pour en arroser le rideau fumant jusqu’à ce que la cartouche de CO2 soit épuisée et que le jet faiblisse.
— T’as de la veine, Bobby, dit Beauvoir en jetant la bouteille par-dessus son épaule, pasque le frangin Jammeur, il risque plus de pianoter sur un clavier…
Agenouillée, Jackie poussait des gloussements en examinant la main de Jammeur. Bobby aperçut un bout de chair cautérisée puis détourna rapidement les yeux.
LE WIG
— Tu sais, dit Rez, pendue tête en bas devant Marly, c’est strictement pas mes oignons mais est-ce que quelqu’un t’attend, par hasard, quand on arrivera ? Je veux dire, je veux bien te conduire là-bas, sans problème, et si jamais tu peux pas y accéder, je te ramène au terminal de la JAL. Mais si personne veut te laisser entrer, moi, je sais pas combien de temps j’ai envie de traîner dans le coin. Ce truc est une épave et il y a pas mal de types bizarres qui traînent dans c’te carcasse.
Rez – ou Thérèse, comme l’avait déduit Marly de la licence de pilote plastifiée fixée sur la console de la Douce Jane – Rez avait retiré sa tunique en toile pour le voyage. Abrutie par l’arc-en-ciel de timbres que Rez lui avait collés le long du poignet pour contrer la nausée convulsive due au syndrome d’adaptation spatiale, Marly fixait la rose tatouée. Elle avait été exécutée dans un style japonais vieux de plusieurs siècles et Marly décida, encore dans les vapes, qu’elle lui plaisait bien. Qu’en fait, Rez aussi lui plaisait bien, Rez qui était à la fois dure et gamine, et pleine d’attentions pour son étrange passagère. Rez avait admiré sa veste en cuir et son sac, avant de les fourrer dans une espèce d’étroit filet en nylon déjà bourré de cassettes, de bouquins imprimés et de linge sale.
— Je ne sais pas, parvint à prononcer Marly, je pourrai toujours essayer d’entrer…
— Tu sais ce que c’est que ce truc, frangine ? Rez lui ajustait le filet anti-g autour des épaules et des aisselles.
Marly plissa les yeux.
— Quel truc ?
— Là où on va. C’est une partie des anciennes unités centrales de la Tessier-Ashpool. À l’époque, c’était de là qu’étaient gérées les mémoires de tout le groupe…
— J’en ai entendu parler, dit Marly en fermant les yeux. Andréa me l’avait dit…
— Évidemment, tout le monde en a entendu parler – ils possédaient entièrement Zonelibre{Voir Neuromancien (N.d.T.)}. L’avaient même construite. Et puis ils sont devenus zinzins et ils ont tout revendu. Ils ont largué du fuseau leur propriété de famille pour la remorquer sur une autre orbite mais avant, ils avaient pris soin d’effacer toutes leurs archives centrales, de démanteler les unités de mémoires et de les fourguer à un brocanteur. Qui n’en a jamais rien fait. Je n’ai pas connaissance que quiconque ait squatté les lieux mais là-bas, on vit là où on peut… Je suppose que c’est vrai pour n’importe qui. Même qu’on dit que la Lady Jane, la fille du vieil Ashpool, elle vivrait toujours là-haut, raide cinglée… (Elle exerça une dernière traction, en spécialiste, sur le filet anti-g.) Parfait. Tu te relaxes, c’est tout. Je vais pousser la Jane un max pendant une vingtaine de minutes, mais elle va nous conduire là-bas vite fait, et je suppose que c’est pour ça que tu paies…
Et Marly se laissa de nouveau glisser dans un paysage entièrement composé de boîtes, de vastes constructions de Cornell, en bois, où les résidus concrets de l’amour et de la mémoire étaient exposés derrière des plaques de verre poussiéreuses maculées de pluie, et la silhouette de leur mystérieux créateur s’enfuyait devant elle au long d’avenues pavées de mosaïques en dents humaines, les talons des bottes parisiennes de Marly cliquetant aveuglément sur des symboles soulignés par des couronnes d’or terni. Le créateur des boîtes était un homme, il portait la veste verte d’Alain, et il la craignait par-dessus tout. « Je suis désolé, lui criait-elle en lui courant après, je suis désolée… »
— Ouais. Thérèse Lorenz, la Douce Jane. Voulez les numéros ? Hein ? Ouais, bien sûr qu’on est des pirates. Même que j’suis ce salaud de Capitaine Crochet… Écoute, Jack, tu me laisses te donner les numéros, tu pourras vérifier… J’te l’ai déjà dit. J’ai une passagère. Requiers permission et tout le bordel… Marly machin, elle cause français en dormant…
Les lèvres de Marly vacillèrent, s’entrouvrirent. Rez était ficelée devant elle, chacun des petits muscles de son dos défini avec précision.
— Hé ! dit Rez en se tortillant dans son filet, je suis désolée. J’te les ai réveillés mais ils m’ont l’air plutôt floconneux. T’es croyante ?
— Non, dit Marly, ébahie.
Rez fit une grimace.
— Eh bien, j’espère que tu pigeras quelque chose à toute cette merde, alors.
Elle se dégagea du filet en jouant des épaules puis exécuta un saut périlleux arrière qui l’amena à quelques centimètres du visage de Marly. Une fibre optique pendait de sa main vers la console et, pour la première fois, Marly découvrit la délicate prise bleu ciel qui se fondait avec la peau du poignet de la fille. Celle-ci lui glissa un collier-écouteur dans l’oreille droite puis ajusta le tube incurvé transparent du micro qui en descendait.
— Vous n’avez pas le droit de nous déranger ici, disait une voix masculine. Notre œuvre est l’œuvre de Dieu et nous seuls avons vu Son vrai visage !
— Allô ? Allô, vous m’entendez ? Je m’appelle Marly Kruschkhova et j’ai une affaire urgente à discuter avec vous. Ou avec quelqu’un situé à ces coordonnées. Mon affaire concerne une série de boîtes, des collages. Il se pourrait que l’auteur de ces boîtes coure un terrible danger ! Je dois absolument le voir !
— Un danger ? (L’homme toussa.) Dieu seul décide du destin de l’homme ! Nous sommes entièrement dénués de peur. Mais nous ne sommes pas non plus des idiots…
— Je vous en prie, écoutez-moi. J’ai été engagée par Josef Virek pour localiser l’auteur de ces boîtes. Mais, maintenant je suis venue vous avertir. Virek sait que vous êtes ici et ses agents vont me suivre…
Rez fixait sa main.
— Vous devez me laisser entrer ! Je peux vous en dire plus…
— Virek ? (Suivit un long silence empli de parasites.) Josef Virek ?
— Oui, confirma Marly. Lui-même. Vous avez vu ses photos toute votre vie, celle avec le roi d’Angleterre… S’il vous plaît, s’il vous plaît…
— Passez-moi votre pilote, dit la voix, mais le ton hystérique et fanfaron avait disparu, remplacé par quelque chose que Marly appréciait encore moins.
— C’est celui de rechange, disait Rez en détachant le casque à revêtement réfléchissant de la combinaison rouge. Je peux bien te l’offrir, tu m’as assez payée…
— Non, protesta Marly. Franchement, vous n’avez pas besoin de… Je…
Elle hocha la tête, Rez réglait les fixations à la taille de la combinaison spatiale.