— Pouvez-vous me conduire auprès de l’artiste ? Est-il ici ? C’est extrêmement urgent…
— Je vais vous y conduire, craignez rien. Mais cet endroit, il n’a jamais été vraiment construit pour les gens, pas pour s’y promener, je veux dire, alors ça fait plutôt une trotte… D’ailleurs, c’est pas sûr de vous mener à quoi que ce soit. J’peux pas vous garantir qu’il vous fera une boîte. Vous travaillez vraiment pour Virek ? C’te vieux débris fabuleusement riche qu’on voit à la télé ? C’t un Boche, non ?
— J’ai travaillé pour lui, répondit-elle, enfin, un certain nombre de jours. Quant à sa nationalité, j’imagine que Herr Virek est l’unique citoyen d’une nation formée de Herr Virek…
— J’vois ce que vous voulez dire, fit Jones, avec entrain. C’est toujours pareil, avec ces vieux richards, je suppose, quoique ce soit toujours plus drôle que de contempler une saleté de zaibatsu… Vous verrez jamais un zaibatsu tourner en eau de boudin, pas vrai ? Prenez le vieil Ashpool – un compatriote à moi, tiens –, c’est lui qui a édifié tout ça ; on dit que sa propre fille lui a tranché la gorge, et maintenant, elle est comme le vieux Lud, enterrée quelque part dans le château de famille. Le Lieu est une partie ancienne de tout l’ensemble, vous voyez.
— Rez… je veux dire, ma pilote, disait quelque chose comme ça. Et un de mes amis, à Paris, a récemment mentionné les Tessier-Ashpool… Le clan subirait-il une éclipse ?
— Une éclipse ? Bon Dieu, dites plutôt qu’il part à l’égout, ouais. Réfléchissez un peu : on est en train de ramper, vous et moi, dans ce qui était jadis les banques de mémoires de leur groupe ; un ferrailleur pakistanais a racheté tout le fourbi ; la coque est en bon état et il y a une bonne quantité d’or dans les circuits, mais pas aussi bon marché à récupérer que le voudraient certains… Depuis, la structure traîne toujours ici, avec juste le vieux Lud pour lui tenir compagnie, et réciproquement. Jusqu’à ce que j’arrive, c’est-à-dire. J’suppose qu’un jour, une équipe de Pakistanais va débarquer ici avec ses chalumeaux… Marrant, quand même, le nombre de parties qui donnent encore l’impression de marcher, du moins la plupart du temps. À c’que j’ai entendu, par celui qui m’a amené ici, la T-A aurait vidé les mémoires, avant de larguer les amarres…
— Mais vous croyez qu’elles sont encore opérationnelles ?
— Bon Dieu, oui. À peu près autant que Lud, si vous pouvez appeler ça opérationnel. À quoi y ressemble, à votre avis, votre fabricant de boîtes ?
— Que savez-vous de Maas Biolabs ?
— Moss quoi ?
— Maas. Ils fabriquent des biopuces…
— Oh. Eux. Ben, j’en sais pas plus…
— Ludgate en parle ?
— Ça s’pourrait. J’peux pas dire que j’écoute à ce point. Savez, Lud, c’est plutôt le genre bavard…
STATIONS DU SOUFFLE
Il les conduisit au long d’avenues transversales bordées de pentes rouillées d’épaves de voitures, entre les grues des ferrailleurs et les tours noires des fondeurs. Il se cantonnait dans les ruelles tandis qu’ils se faufilaient dans les faubourgs ouest de la Conurb et finit par lancer leur glisseur dans un étroit canyon de briques, les flancs blindés raclant les parois avec des étincelles, pour le jeter au bout du compte dans un mur de détritus compactés, maculés de suie. Une avalanche d’ordures dégringola, recouvrant presque entièrement le véhicule, et il lâcha les commandes, regardant les dés de mousse osciller d’avant en arrière, de gauche à droite. La jauge à essence frôlait le zéro depuis une douzaine de pâtés d’immeubles.
— Qu’est-ce qui s’est passé, là-bas ? dit-elle, les pommettes vertes à la lueur des instruments.
— J’ai descendu un hélicoptère. Par accident, en fait. On a eu du pot.
— Non, je veux dire, après. J’étais… j’ai fait un rêve.
— Quel genre de rêve ?
— Des grandes choses, qui avançaient…
— Vous avez eu une espèce d’attaque.
— Je suis malade ? Vous croyez que je suis malade ? Pourquoi la compagnie veut-elle me tuer ?
— Je ne crois pas que vous soyez malade.
Elle déboucla son harnais et enjamba le siège, pour s’allonger là où ils avaient dormi.
— C’était un mauvais rêve…
Elle se mit à trembler. Il sortit également de son harnais et la rejoignit, tenant sa tête contre la sienne, lui caressant les cheveux, les lissant en arrière contre le crâne délicat, les ramenant derrière les oreilles. Son visage dans la lueur verte, pareil à quelque objet rapporté de rêves puis délaissé, la peau lisse et fine sur les os. Chandail noir à moitié dézippé, il dessina du bout des doigts la ligne fragile de sa clavicule. Sa peau était fraîche, moite d’une pellicule de sueur. Elle s’agrippa à lui.
Il referma les yeux et vit son propre corps, dans un lit rayé de soleil, sous un lent ventilateur aux pales de bois dur et noir. Son corps comme un piston, tressautant comme un membre amputé, la tête d’Allison rejetée en arrière, bouche ouverte, lèvres tendues contre les dents.
Angie pressa son visage au creux de son cou.
Elle grogna, se raidit, roula pour se dégager.
— Mercenaire, dit la voix.
Et il se retrouva contre le siège du pilote, un trait vert sur le canon du Smith Wesson, reflet du tableau, la tête lumineuse du viseur frontal éclipsant la pupille gauche de la fille.
— Non, dit la voix.
Il abaissa son arme.
— Vous êtes revenu…
— Non. Legba t’a parlé. Je suis Samedi.
— Samedi ?
— Le Baron Samedi, mercenaire. Tu m’as rencontré un jour, sur une colline. Le sang était sur toi comme rosée. J’ai bu à ton cœur gonflé, ce jour-là. (Le corps de la fille eut un violent soubresaut.) Tu connais bien cette ville…
— Oui.
Il regardait les muscles se crisper et se relaxer sur son visage, modelant ses traits en un nouveau masque…
— Parfait. Laisse le véhicule ici, comme tu en avais l’intention. Mais suis les stations en direction du nord. Vers New York. Ce soir. Je t’y guiderai avec la cavale de Legba, et tu tueras pour moi…
— Tuer qui ?
— Celui que tu désires le plus tuer, mercenaire.
Angie gémit, frissonna et se mit à sangloter.
— Tout va bien, dit Turner, on est presque rentrés.
C’était un truc idiot à dire, songea-t-il tout en l’aidant à sortir du siège ; ni l’un ni l’autre n’avaient d’endroit où rentrer. Il sortit de la parka la boîte de cartouches et remplaça celle qu’il avait tirée sur le Honda. Dans la trousse à outils de la planche de bord, il trouva un cutter maculé de peinture dont il se servit pour découper l’ourlet de la parka, libérant par l’ouverture un million de microtubes de polystyrène. Lorsqu’il l’eut vidée de son isolant, il glissa le Smith Wesson dans son étui et enfila la parka. Elle tombait autour de lui en faisant des plis, comme un imper trop grand, ne trahissant absolument pas l’excroissance du gros pistolet.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-elle en s’essuyant la bouche du revers de la main.
— Parce qu’il fait chaud, là, dehors, et que j’ai besoin de planquer mon arme. (Il fourra dans une poche l’étui bourré de nouveaux yens usagés.) Allez, venez, on a un métro à prendre.