La condensation gouttait régulièrement du vieux dôme de Georgetown, construit quarante ans après que les Fédéraux souffreteux eurent décampé des confins du bas de McLean. Washington était une ville du Sud, elle l’avait toujours été, et c’était ici qu’on sentait varier l’accent de la Conurb quand on descendait en train depuis Boston. Les arbres du district étaient verts et pleins de sève, et leur feuillage atténuait la lumière tandis que Turner et Angela Mitchell se frayaient un chemin sur les trottoirs défoncés vers Dupont Circle et la gare. Il y avait des bidons tout autour de la place et quelqu’un avait allumé un feu d’ordures dans la vasque de marbre géante au milieu. Ils passèrent devant des silhouettes silencieuses, assises à côté de couvertures étalées, sur lesquelles étaient disposés de surréalistes assortiments de marchandises : les pochettes en carton boursouflées d’humidité de disques audio noirs en vinyle côtoyaient des prothèses usagées d’où saillaient de primitives prises neurales, un bocal en verre poussiéreux rempli de médailles de chien oblongues en acier, des piles de cartes postales fanées reliées par un élastique, des trodes indos bon marché encore emballées dans le plastique du grossiste, des ensembles salière-poivrière en céramique dépareillés, une canne de golf à la poignée de cuir éraflée, des couteaux suisses sans lames, une poubelle en tôle cabossée sur laquelle était lithographié le visage d’un président dont Turner pouvait presque se rappeler le nom (Carter ? Grosvenor ?), des hologrammes flous du Monument…
Dans les ombres près de l’entrée de la gare, Turner marchanda tranquillement avec un jeune Chinois en jean blanc, pour troquer les plus petites coupures de Rudy contre neuf jetons en alu estampés avec le sigle ornementé du métro de l’AMAB.
Deux des jetons leur donnèrent accès aux quais. Trois allèrent dans les distributeurs pour avoir un mauvais café et des gâteaux rassis. Les quatre derniers les conduisirent vers le nord, dans la rame qui se ruait en silence sur son coussin magnétique. Il s’adossa, la tenant dans ses bras, et fit semblant de fermer les yeux ; mais il contemplait leur reflet dans la vitre opposée : un grand type, maigre à présent et mal rasé, affalé, l’air défait, une fille aux yeux caves blottie à ses côtés. Elle n’avait pas rouvert la bouche depuis qu’ils avaient quitté la ruelle où il avait abandonné le glisseur.
Pour la seconde fois en une heure, il envisagea de téléphoner à son agent. Si tu dois te fier à quelqu’un, en règle générale, alors fie-toi à ton agent. Mais Conroy avait dit avoir engagé Oakey et les autres par l’intermédiaire de l’agent de Turner et la filière rendait ce dernier dubitatif. Où était Conroy, ce soir ? Il était à peu près certain que c’était Conroy qui leur avait mis Oakey aux trousses avec le laser. Hosaka avait-elle arrangé le coup du canon électromagnétique, dans l’Arizona, pour effacer toute trace d’une tentative ratée d’exfiltration ? Mais si tel avait été le cas, pourquoi ordonner à Webber de détruire l’équipe médicale, l’antenne de neurochirurgie et la console Maas-Neotek ? Et il y avait la Maas, encore… La Maas avait-elle tué Mitchell ? Y avait-il une raison quelconque de croire que Mitchell était vraiment mort ? Oui, songea-t-il, tandis que près de lui la fille dormait d’un sommeil agité, il y en avait une : Angie. Mitchell avait craint qu’ils ne la tuent ; il avait mis au point sa défection pour lui permettre de s’échapper, la faire passer chez Hosaka, sans aucun plan pour sa propre évasion. Ou du moins, telle était la version donnée par Angie.
Il ferma les yeux, élimina toute réflexion. Quelque chose s’agitait, loin au tréfonds de la mémoire enregistrée de Mitchell. De la honte. Il n’arrivait pas parfaitement à la saisir… Il rouvrit soudain les yeux. Qu’avait-elle dit, déjà, chez Rudy ? Que son père lui avait mis le truc dans la tête parce qu’elle n’était pas assez intelligente ? Prenant garde de ne pas la déranger, il retira le bras de derrière son cou puis glissa deux doigts dans la poche de taille de son pantalon, en sortit la petite enveloppe de Conroy en nylon noir, avec la cordelette. Il défit le Velcro et, d’une pichenette, fit glisser dans sa paume ouverte le boîtier gris, gonflé, asymétrique du logiciel. Rêves machines. Grand huit. Trop rapide, trop autre pour se laisser appréhender. Mais si on cherchait quelque chose, quelque chose de précis, on devait toujours être capable de l’en extraire…
Il glissa l’ongle du pouce sous le cache-prise de sa broche, l’ôta et le déposa sur le siège en plastique à côté de lui. Le train était presque vide et aucun des autres passagers ne semblait lui prêter la moindre attention. Il prit une profonde inspiration, serra les dents et inséra le biogiciel…
Vingt secondes plus tard, il l’avait, la chose qu’il était allé chercher. L’étrangeté ne l’avait pas touché, cette fois-ci, et il estima que c’était parce qu’il était allé à la recherche de ce truc bien délimité, ce fait précis, exactement le genre de renseignement qu’on s’attend à rencontrer dans le dossier d’un chercheur de haut niveau : le QI de sa fille, tel que reflété par des batteries de tests annuels.
Angela Mitchell était largement au-dessus de la moyenne. L’avait été depuis le début.
Il sortit le biogiciel de sa prise et le fit rouler machinalement entre pouce et index. La honte. Mitchell et la honte et le collège… Le collège, se dit-il. Il me faut les diplômes universitaires de ce salaud. Je veux son curriculum.
Il brancha de nouveau le dossier.
Rien. Il l’avait, mais il était vide.
Non. Encore.
Encore…
— Nom de Dieu, dit-il.
Un ado au crâne rasé le lorgnait depuis son siège dans la travée opposée, puis il se retourna pour suivre le flot du monologue de son ami :
— Ils vont encore remettre ça, là-haut sur la colline, à minuit. On y va, mais juste en spectateurs, en retrait, on les laisse se flanquer une peignée, on va bien rigoler, voir un peu qui se fait baiser, pasque la semaine dernière, Susan s’est fait péter le bras, t’étais là ? Et c’était pas marrant pasque Cal a essayé de les trimbaler à l’hosto mais il était tellement défoncé qu’il s’est éclaté avec sa putain de Yamaha sur une bosse de ralentissement…
Turner enficha de nouveau le biogiciel dans sa prise.
Cette fois, quand ce fut terminé, il ne dit rien du tout. Il passa de nouveau le bras autour d’Angie et sourit, voyant son sourire dans la vitre. C’était un sourire de fauve ; sur la brèche.
Le dossier universitaire de Mitchell était bon, extrêmement bon. Excellent. Mais l’arc n’y était pas. L’arc était un truc que Turner avait appris à rechercher dans les dossiers des chercheurs, cette espèce de courbe de lumière signalisatrice. Il pouvait déceler l’arc à la manière d’un maître métallo capable d’identifier des métaux rien qu’en observant le panache d’étincelles jaillies d’une meule. Et cet arc, Mitchell ne l’avait pas eu.
La honte. Les dortoirs des bacheliers. Mitchell avait su, il avait su qu’il n’y arriverait pas. Et puis, d’une manière ou de l’autre, il avait décroché le diplôme. Comment ? Ça ne serait pas dans le dossier. Mitchell, d’une manière ou d’une autre, avait su censurer ce qu’il fournissait à la machine de la sécurité de Maas. Sinon, ils le lui auraient reproché… Quelqu’un, quelque chose, était allé repêcher Mitchell dans sa médiocrité post-bachelière et s’était mis à lui remplir le crâne. Lui donner des indices, des orientations. Et Mitchell avait atteint le haut de l’échelle, arc dur, éclatant et parfait, désormais, et qui l’avait mené aux sommets…