— Turner…
Il éteignit le résumé et se retourna pour découvrir Angie dans l’embrasure de la porte.
— Comment va, Angie ?
— Impec. Je n’ai pas fait de rêve. (Serrant contre elle son chandail noir, elle le regardait par-dessous sa frange brune collée.) Bobby m’a montré où il y avait une douche. Une espèce de loge. Je vais y retourner. J’ai les cheveux dans un état !
Il alla vers elle et lui posa les mains sur les épaules.
— Vous vous êtes bien débrouillée. Vous n’allez pas tarder à en sortir.
Elle se dégagea.
— En sortir ? Pour aller où ? Au Japon ?
— Eh bien, peut-être pas au Japon. Peut-être pas chez Hosaka…
— Elle va venir avec nous, dit Beauvoir, derrière elle.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que, dit Beauvoir, nous savons qui tu es. Ces rêves que tu fais sont réels. Dans l’un d’eux, tu as rencontré Bobby, tu lui as sauvé la vie, l’as délivré de la glace noire. Tu lui as dit : « Pourquoi te font-ils ça ? »…
Les yeux d’Angie s’agrandirent, elle darda son regard sur Turner puis le tourna de nouveau vers Beauvoir.
— C’est une longue histoire, reprit ce dernier, et qui reste sujette à interprétation. Mais si tu viens avec moi, si tu retournes dans la Zupe, les nôtres pourront t’enseigner certaines choses. Nous pourrons t’enseigner des choses que nous ne comprenons pas, mais que toi, tu comprendras peut-être…
— Pourquoi ?
— À cause de ce que tu as dans la tête. (Beauvoir hocha solennellement la tête, puis remonta sur son nez ses lunettes de plastique.) Tu n’as pas besoin de rester avec nous, si tu ne veux pas. En fait, nous ne sommes là que pour te servir…
— Me servir ?
— Comme je l’ai dit, c’est une longue histoire… Qu’en dites-vous, monsieur Turner ?
Turner haussa les épaules. Où irait-elle, sinon ? Et Maas n’hésiterait certainement pas à payer pour la récupérer ou la faire disparaître, Hosaka aussi.
— Ça pourrait être la meilleure solution, dit-il.
— Je veux rester avec vous, dit-elle à Turner. J’aimais bien Jackie mais enfin, elle…
— Vous inquiétez pas, dit Turner. Je sais. (Je ne sais rien du tout, hurla-t-il intérieurement.) On se perd pas de vue… (Je ne te reverrai plus.) Mais il y a une chose que je ferais mieux de vous dire tout de suite. Votre père est mort. (Il s’est suicidé.) Les vigiles de Maas l’ont tué ; il les a tenus à distance, le temps que votre ULM décolle de la mesa.
— C’est vrai ? Qu’il les a retenus ? Je veux dire, ça, je pouvais le sentir, qu’il était mort, mais…
— Oui, confirma Turner. (De sa poche, il tira l’étui en nylon noir de Conroy, le lui passa autour du cou.) Il y a là-dedans le dossier d’un biogiciel. Pour quand vous serez plus grande. Il ne raconte pas toute l’histoire. Rappelez-vous ça. Rien ne raconte jamais tout…
Bobby était au bar lorsque le grand type sortit du bureau de Jammeur. Le grand type se dirigea vers l’endroit où avait dormi la fille et récupéra sa pèlerine militaire, l’enfila puis gagna le bord de la scène, où gisait Jackie – si frêle – sous le manteau noir. L’homme fouilla dans son propre manteau et sortit le pistolet, le gros Smith Wesson tactique. Il ouvrit le barillet et en sortit les balles qu’il remit dans sa poche avant de déposer l’arme près du corps de Jackie, si doucement que cela ne fit aucun bruit.
— T’as bien travaillé, Comte, dit-il en se retournant pour faire face à Bobby, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau.
— Merci, chef.
Dans son engourdissement, Bobby sentit une bouffée d’orgueil.
— Adieu, Bobby.
L’homme gagna la porte et se mit à tripoter les divers verrous.
— Vous voulez sortir ? (Il se précipita vers la porte.) Là. Jammeur m’a montré. Vous partez, champion ? Vous comptez aller où ?
Et puis la porte était ouverte et Turner s’éloignait déjà entre les stands déserts.
— Je ne sais pas, lança-t-il à Bobby, sans se retourner. Faut d’abord que j’achète quatre-vingts litres de kérosène, ensuite, je réfléchirai…
Bobby le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu, sur l’escalator en panne, puis il referma le battant et le reverrouilla. Évitant de regarder la scène, il traversa la salle jusqu’à la porte du bureau et regarda à l’intérieur. Angie pleurait, le visage appuyé contre l’épaule de Beauvoir, et Bobby sentit un coup de poignard de jalousie qui le surprit. Le visiophone bouclait, derrière Beauvoir, et Bobby vit que c’était le résumé des nouvelles.
— Bobby, dit Beauvoir, Angela va venir vivre avec nous, là-haut dans la Zupe, pendant un moment. Tu veux venir, toi aussi ?
Derrière Beauvoir, sur l’écran du visiophone, apparut le visage de Marsha Newmark, Marsha-mamma, sa mère. « -te d’humanité dans ce bulletin matinal, la police d’un faubourg de New Jersey vient d’annoncer qu’une habitante du quartier, dont l’appartement avait été la cible d’un récent bombardement à la roquette, n’a pas été peu surprise, en retournant chez elle hier soir, de découvrir… »
— Ouais, répondit Bobby, très vite, bien sûr que je viens, mec.
TALLY ISHAM
— Elle est bonne, disait le directeur d’unité de programmes, deux ans plus tard, sauçant un morceau de pain de seigle dans la flaque d’huile au fond de son bol de salade. Franchement, très bonne. Rapide à apprendre. Vous devez bien lui reconnaître ça, pas vrai ?
La vedette rit et leva son verre de retsina glacée.
— Vous la détestez, pas vrai, Roberts ? Elle est trop veinarde pour vous, n’est-ce pas ? Elle n’a pas encore fait une seule erreur de mouvement…
Appuyés sur le balcon de pierre rugueuse, ils contemplaient le départ des navires du soir vers Athènes. Deux terrasses plus bas, en direction du port, la fille gisait, étalée sur un aqualit chauffé par le soleil, nue, les bras écartés, comme pour étreindre ce qui restait de l’astre du jour.
Il se fourra dans la bouche la croûte imbibée d’huile et lécha ses lèvres minces.
— Pas du tout, dit-il, je ne la déteste pas. N’allez pas vous imaginer cela une minute.
— Son petit ami, dit Tally, alors qu’une seconde silhouette, masculine, apparaissait sur la terrasse en dessous d’eux.
Le garçon avait les cheveux bruns et portait des vêtements de sport français, amples, d’un luxe négligé. Sous leur regard, il approcha de l’aqualit et vint s’accroupir près de la fille, se penchant pour l’effleurer.
— Elle est superbe, Roberts, n’est-ce pas ?
— Eh bien, observa le directeur d’unité, j’ai pu voir ses « antécédents ». C’est de la chirurgie.
Il haussa les épaules, gardant toujours les yeux sur le garçon.
— Si vous aviez vu mes « antécédents », dit-elle, il y a de quoi pendre quelqu’un. Mais elle a effectivement quelque chose pour elle. De bons os… (Elle sirota son vin.) Alors, c’est elle ? « La nouvelle Tally Isham ? »
Il haussa de nouveau les épaules.
— Regardez-moi ce petit con, dit-il. Savez-vous qu’il touche un salaire presque égal au mien, à présent ? Et que fait-il au juste pour le mériter ? Un garde du corps…