Une chanson de Violeta Parra s’échappait à l’angle du kiosco, Gracias a la vida… une autre vie. Les sœurs accompagnant Cristián pour les préparatifs des funérailles, le quatuor chemina dans les rues, suivi par le fidèle bâtard. Ils ne cherchèrent pas longtemps. Un homme en béquilles chancelait au milieu de l’avenue Treinta de Octubre, un éclopé de trente-deux ans qui en paraissait le double, les dents pourries et les membres atrophiés par la dope : Pablo, un drogué notoire à la pasta base d’après le curé, que les passants évitaient comme s’il était porteur d’une maladie contagieuse.
Esteban l’aborda le premier sans s’attarder sur les politesses. Pablo n’en demandait pas tant.
— Enrique, le gamin retrouvé dans le terrain vague dimanche dernier, dit-il bientôt, tu connais ?
Le débris jaugea le cuico, se tourna vers le père Patricio et le petit groupe qui l’entourait.
— C’est qui, çui-là ? baragouina-t-il, l’œil vitreux.
— Un ami, assura le curé.
— T’es flic ?
— Non, riche, répondit Esteban en faisant jaillir un billet de sa poche.
Cinquante mille pesos miroitaient au soleil de la población. Autant de voyages en enfer.
— Tu as croisé Enrique ces derniers temps, je me trompe ?
Pablo saisit l’argent entre ses serres malades. Les gosses qui jouaient dans la rue s’étaient arrêtés pour observer la scène — tout le monde connaissait le curé.
— Alors ? insista Esteban.
Fidel vint renifler l’entrejambe de l’éclopé comme une vieille connaissance.
— Oui, fit Pablo. Oui, je l’ai vu deux ou trois fois, genre la semaine dernière…
Pablo maintenait péniblement l’équilibre sur ses béquilles en bois. Ses muscles avaient fondu, une partie de son cerveau aussi.
— Avec qui ?
Le drogué haussa les épaules, au risque de tomber en avant, une incisive ébréchée comme une tasse au fond d’une malle. Esteban tira une poignée de grosses coupures qui garnissaient ses poches : plus de cent mille pesos au jugé. Pablo voyait double.
— Réponds à mes questions et tu empoches le pactole, l’encouragea-t-il.
Il voulut attraper les billets mais il était mal arrimé au sol, et Esteban n’eut aucun mal à tenir la liasse hors d’atteinte.
— Qui était avec Enrique ? répéta-t-il. Réponds et tu es riche.
— Des jeunes, des jeunes qui ramassent la ferraille, dit Pablo. J’les ai vus ensemble des fois.
Ils se jetèrent un regard en coin : Enrique gagnait de l’argent de poche en désossant les carcasses de voiture.
— Chez le ferrailleur ? demanda Esteban.
— Non. Dans la rue…
— Dis-moi les noms de ces jeunes et je te donne l’argent.
Pablo ne savait pas ce que ce cuico cherchait mais tout était à vendre au Chili.
— El Chuque, bougonna-t-il entre ses dents brunes, c’est le seul que je connais. Il traîne avec sa bande du côté de la décharge.
Esteban baissa la garde, laissant le camé lui arracher les billets de la main. Pablo trouva une poche dans ses guenilles infectes pour y fourrer son trésor et s’éloigna en crabe, comme ragaillardi, tout à ses rêves de dope.
— El Chuque ? releva Esteban.
— Comme la marionnette du film d’horreur, répondit Gabriela. « Chucky » en anglais : une poupée sanglante couverte de cicatrices…
10
Un projet de construction de logements sociaux avait vu le jour au-delà du parc André Jarlan, quelques hectares vacants coincés entre l’autoroute et les quartiers défavorisés du sud de la capitale. On avait bâti les fondations puis l’ossature des barres d’immeubles, une œuvre gigantesque, avant d’abandonner subitement le chantier. Aujourd’hui, il ne restait plus qu’un monstre de béton, masse froide et triste qui pourrissait au gré des intempéries.
D’ordinaire, personne ne s’aventurait dans cette zone devenue dépotoir où les chiens errants rôdaient, prêts à s’entredéchirer pour des rebuts dans le no man’s land qui constituait le territoire d’El Chuque.
Un rat déguerpit au milieu des détritus, que le chef de bande ne remarqua même pas : il trônait sur un pneu et éprouvait un intense sentiment de puissance. El Chuque était devenu le roi. Le roi d’une décharge sauvage pour le moment, mais le ciel lui promettait la lune : il le sentait dans ses tripes, au-delà de la puanteur qui émanait du tas d’ordures. Les pesos s’accumulaient, cachés là, dans le pneu Pirelli. Non, il n’était pas comme son abruti de père qui, au lieu de dealer la dope qu’on lui refourguait, était devenu accro. Ramón, c’était le nom du paternel, une épitaphe sur un mur du quartier (11/04/1975 — 08/12/2013) et un beau salopard qui, à force de cogner sur sa mère, l’avait rendue végétative, un soir de manque. En bon fils, il avait voulu protéger sa mère mais la brute lui avait ouvert le visage au fil barbelé.
El Chuque, c’était depuis son nom de guerre.
À seize ans, l’adolescent connaissait tous les paumés des quartiers sud, les faibles, les vulnérables et ceux qui le suivraient jusque sous la terre pour en bouffer les racines. Sa bande, une dizaine d’abandonnés du système qu’il tenait à sa pogne — il fallait les voir chier des perles de trouille lors du rite initiatique… El Chuque ne leur avait pas dit que, grâce à ses talents de pickpocket, il avait volé un lot de coke à Daddy. Il avait sa caisse noire, comme les trésoriers des clubs de foot ou des partis politiques, sa double comptabilité. Fini la ferraille, les mains froides et la merde. Il étendrait son business, deviendrait quelqu’un — quelqu’un d’autre…
Tout à son délire mégalomane, El Chuque n’entendit pas les pas sur la terre craquelée.
— Bonjour ! lança une voix dans son dos.
L’adolescent s’extirpa de son pneu-fauteuil, tendu comme un arc. Trop tard pour décamper.
— Je suis le père Patricio, ajouta le vieil homme en approchant, le curé de La Victoria !
Ils s’étaient croisés deux ou trois fois dans les rues de la población mais l’adolescent préférait rester aux abords, dans les zones grises où personne ne viendrait mettre son nez dans ses affaires. Trois adultes accompagnaient le curé, une Indienne bien roulée, un vieux aux cheveux blancs et un cuico en costard qui détonnait franchement dans le paysage de poubelles. Si la fille et les vieillards semblaient inoffensifs, l’homme en noir ne lui disait rien de bon. El Chuque descendit de son perchoir et toisa l’assemblée, méfiant.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Juste te poser quelques questions, dit le père Patricio en signe d’apaisement.
Le chef de bande garda ses distances. Jamais recousues, ses cicatrices laissaient plutôt des boursouflures sur un visage déjà peu amène.
— Tu dois savoir qu’un cadavre a été retrouvé dimanche dans le terrain vague, de l’autre côté du parc André Jarlan : Enrique, un jeune de La Victoria qui se trouve être aussi notre ami…
El Chuque se voyait observé comme un animal de foire. Les étrangers venaient marcher sur ses plates-bandes et rien ne poussait ici.
— Il y a eu un sacré grabuge entre la population et les carabiniers, continua le curé. Enrique est le quatrième jeune du quartier qu’on retrouve mort dans la même semaine et…
— C’est pas mon problème, coupa-t-il. On ramasse les bouts de ferraille, nous, c’est tout.
Patricio posa sa main décharnée sur son épaule.
— On a besoin de renseignements pour défendre les parents des victimes : M. Roz-Tagle est avocat, dit-il en désignant le grand type à ses côtés. On a découvert le corps d’Enrique à moins de deux kilomètres d’ici et des témoins t’ont vu avec lui les jours précédant sa mort.