— Vous voulez dire quoi, là ? se renfrogna El Chuque.
— Tu savais qu’Enrique se droguait ?
— Je vous dis que je sais rien !
— On t’a vu avec Enrique, toi et ta bande de cartoneros, répéta le père Patricio, inutile de nous mentir. Dis-nous plutôt ce que tu sais sur lui.
Une voiture passa au loin, sur le pont qui enjambait l’autoroute.
— Bah, Enrique traînait dans le quartier, s’empourpra l’adolescent. On se croisait de temps en temps, c’est tout. Pas de quoi passer des vacances ensemble.
Esteban écrasa sa cigarette : quelque chose avait changé dans la voix du traîne-savates.
— Enrique se droguait avec qui ? insista Patricio.
— J’vous ai dit qu’on se croisait, pas qu’on se racontait nos vies comme des gonzesses !
Une odeur de pourriture s’échappait du monticule. El Chuque évita de regarder le pneu où il trônait tout à l’heure, de peur de se trahir.
— On s’occupe de ramasser les cartons et la ferraille, asséna-t-il d’un air bourru. Le reste, c’est pas notre business.
— Enrique voulait entrer dans la bande ? demanda Esteban.
— Pourquoi tu demandes ça, Papa ?
— Pour le plaisir de converser avec un beau gosse comme toi, El Chuque. Alors ?
— Alors rien, putain ! Je sais pas ce qui est arrivé à vos gars, enchaîna-t-il en se tournant vers le prêtre, et de toute façon c’est pas mes affaires. Désolé, mon père.
L’adolescent afficha un sourire de singe qui n’arrangea pas sa prestation.
— Dernière sommation, Pinocchio, lâcha Esteban d’une voix menaçante. C’est toi et ta bande qui avez fourni la dope à Enrique et aux autres ?
— Quelle dope ? T’es fou, Papa ! s’esclaffa-t-il. C’est trop dangereux, ces saloperies !
Léger clignement des yeux, paupières baissées soudain captivées par les détritus, El Chuque mentait. Esteban saisit brusquement sa main droite et lui retourna le pouce.
L’autre se contorsionna en couinant.
— Aïe ! Putain ! Aïe !
Surpris par cet accès de violence, le père Patricio voulut intervenir mais un regard de l’avocat l’arrêta net.
— Vide tes poches, El Chuque, ordonna Esteban. Vide-les tout de suite ou je te casse le pouce.
Gabriela resta une seconde interloquée : le gamin glissait littéralement sur ses jambes, l’épaule tordue par la douleur. Esteban allait réellement lui briser le pouce.
— Vide tes poches ! réitéra-t-il en lui faisant payer chaque syllabe.
El Chuque déversa un flot d’insultes puis le contenu de son sweat-shirt au milieu des ordures : six billets de dix mille pesos, une pince coupante, un canif et trois petits sachets plastique remplis de poudre blanche. Esteban n’avait pas lâché le petit crasseux, qui jurait de plus belle.
— Maintenant vide ton sac, Cendrillon, avant que je te transforme en citrouille : depuis quand tu vends cette saloperie ?
El Chuque geignait devant son doigt retourné, au supplice.
— On fait que sniffer ! éructa-t-il.
— C’est quoi, cette came ?
— De la… de la coke… Putain, lâche-moi !
— Ah oui. Et tu la paies avec quel argent, cette cocaïne, don Chuque ?
— Celle du trafic de cuivre ! répondit l’ado.
— Vous lui faites mal, souffla le père Patricio.
— Quel trafic ?
— On va en ville… piquer des câbles…
— Prends-moi encore une fois pour un demeuré…, le menaça Esteban. Tu refourguais de la cocaïne à Enrique, c’est ça ? Aux autres aussi ?
— Non ! hurla-t-il. Lâche-moi, putain !
— Enrique avait les narines poudrées quand on l’a trouvé mort, le même genre de produit que j’ai sous les yeux : c’est toi qui lui as vendu cette merde ?
— Je sais pas de quoi tu parles, putain !
El Chuque pleurait, son pouce touchait presque son poignet : l’avocat allait lui briser l’os quand Gabriela l’arrêta.
— Esteban…
Les regards se tournèrent vers le tas d’ordures, où venait de surgir une bande de gosses en haillons. Sept, dix, quinze, il en affluait par grappes au milieu des effluves.
— Lâche-le ! siffla un petit frisé filiforme, une barre de fer à la main.
Certains étaient armés de bâtons, de manches de pioche, les autres suivaient, de gros cailloux à la main, une armée défaite dont l’aîné n’avait pas douze ans. Impossible d’embarquer El Chuque jusqu’à la voiture sans essuyer une pluie de pierres ; Esteban libéra sa prise.
— Putain d’enculé de ta race de merde ! l’invectiva le chef de bande.
Esteban ramassa les sachets de poudre tandis que l’adolescent prenait le large, son pouce calé sous son aisselle. Gabriela serra le sac en vinyle où tournait sa caméra. Un mot d’El Chuque et ils se feraient lapider.
— Tirons-nous, souffla Stefano.
Cerné par un solide grillage haut de plus de deux mètres, le commissariat de La Victoria était un bâtiment en brique relativement récent qui faisait face à une église pentecôtiste aux murs immaculés ; Stefano filant au cinéma pour la séance de six heures, Esteban avait déposé le père Patricio à la cantine solidaire où on l’attendait avant de se rendre avec Gabriela jusqu’au commissariat du quartier.
La jeune femme ôta le cardigan qui couvrait ses épaules et le laissa sur le siège de la décapotable.
— Tu as si chaud que ça ? dit Esteban en visant son décolleté.
— T’occupe.
Gabriela épaula son sac et lui fit signe de passer devant.
Une guérite en forme de mirador filtrait les entrées du commissariat, une meurtrière en signe de bienvenue. Gilet pare-balles, uniforme beige trop court, le planton de service semblait descendu des Andes où il allongeait des torgnoles aux lamas : les histoires de plainte, de partie civile, il fallait voir avec le chef.
L’un des secteurs les plus misérables de Santiago était échu à Alessandro Popper, promu au grade de capitaine des carabiniers après avoir servi dans les quartiers difficiles de Valparaiso. Moins corrompue que son homologue argentine, la police chilienne obtenait des résultats et c’est ce qu’on lui demandait. Santiago n’était pas la même ville selon que vous étiez riche ou pauvre mais il y avait ici moins de délits que partout ailleurs en Amérique latine. Comment les gens en étaient venus à réclamer toujours plus de sécurité n’était pas le problème d’Alessandro Popper — il laissait ça aux politiciens, aux sociologues, aux universitaires.
Le regard caché par des paupières épaisses, ses tempes grises rasées de près, le capitaine des carabiniers avait quarante-neuf ans, les gestes économes du géant placide, mais il ne fallait pas se fier à son allure de varan sous Lexomil : Popper tenait le quartier d’une main de fer.
Le sergent Ortiz passait les hommes en revue dans la cour du commissariat ; assis à son bureau en open space, le capitaine traçait des lignes à la règle sur son carnet de présence quand le planton lui fit part d’une requête. Popper reconnut l’Indienne croisée l’autre jour sur le terrain vague, pas le cuico en costard qui l’accompagnait. Il fit entrer le couple disparate, non sans évacuer des soupirs augurant des jours difficiles.
Une odeur d’encaustique enveloppait le bureau du chef des carabiniers, qui donnait sur les casiers.
— Esteban Roz-Tagle, se présenta l’avocat. Ma cliente et moi-même venons au sujet d’Enrique Olivera, l’adolescent retrouvé mort dimanche dernier.