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Popper se pencha vers la carte du pénaliste, haussa un sourcil. « Spécialiste causes perdues » — qu’est-ce que c’était que ces conneries…

— Oui, fit-il en le dévisageant, et alors ?

— Trois autres jeunes du quartier sont décédés dans des circonstances similaires, c’est-à-dire inexpliquées, tout cela en moins d’une semaine. Vous savez aussi que la population est, disons, légèrement à cran ; d’après les échos que j’ai entendus, c’est même un petit miracle qu’il n’y ait pas eu de blessés dimanche… Vous en pensez quoi, capitaine ?

— Ce n’est pas en caillassant les forces de l’ordre que les choses vont s’arranger, répondit Popper depuis son siège en skaï.

— Ni en faisant des exercices de garde-à-vous, nota Esteban en désignant le sergent Ortiz qui s’escrimait dans la cour. Vous menez une enquête ?

Popper jaugea l’avocat : un mètre quatre-vingts, sans doute moins jeune qu’il ne le paraissait et des airs d’aristocrate arrogant dans son costume de gala. Un beau parleur. Il se dégonflerait vite.

— Effectivement, dit le policier. Ce qui n’est pas de votre ressort.

— Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’autopsie, ni d’Enrique ni des autres ados ?

Le chef des carabiniers repoussa sa règle, son carnet de bord, prit un air pénétré.

— « Arrêt cardiaque », a dit le médecin de l’hôpital.

— Vous connaissez une mort qui ne soit pas un arrêt cardiaque ?

— Et vous, vous ne connaissez pas La Victoria, monsieur… Roz-Tagle, fit-il en décryptant son nom sur la carte de visite. Ces jeunes sont pour la plupart à la dérive, ou connus des services de police comme de petits délinquants. Si les parents les tenaient un peu, on n’en serait pas là.

— Pour le moment nulle part.

— Parlez pour vous : pendant que vous rentrez dans votre belle maison du centre, c’est moi et mes hommes qui continuons de récolter la merde.

— C’est ce que vous pensez d’eux ?

— Je ne pense rien, je fais mon boulot.

Des paperasses s’empilaient sur les étagères. Les murs aussi étaient couverts d’avis de recherche qui commençaient à dater.

— Une personne qui meurt de manière suspecte a droit à une autopsie, reprit Esteban. Surtout s’il s’agit d’une série en cours.

— Vous connaissez le prix d’une autopsie ? renvoya Popper. Les moyens qu’on nous alloue ? S’il fallait faire une autopsie dès que des petits délinquants meurent, la justice croulerait sous les déficits !

Ce cuico commençait à l’échauffer.

— Enrique Olivera avait quatorze ans, dit Esteban, il allait à l’école et n’a pas eu le temps de devenir un délinquant.

— Vous allez m’apprendre mon travail, peut-être…

La tension monta d’un cran dans le bureau de l’officier.

— Enrique avait des traces de poudre sous les narines quand on l’a retrouvé, poursuivit Esteban. Vous devez le savoir puisque vous avez vu sa dépouille.

— Si c’était le cas, le médecin l’aurait signalé dans son rapport.

— Il a plu ce matin-là, avant que l’ambulance n’embarque le corps. Enrique était sur le dos, d’après les témoignages : la pluie a dû effacer les marques de poudre sous son nez.

Popper fit craquer ses phalanges dans ses grosses pognes.

— D’où vous sortez vos élucubrations ?

— D’une source sûre, éluda Esteban sans un geste qui aurait pu trahir Gabriela. Vous n’avez rien remarqué ? Vous étiez pourtant aux premières loges.

— J’étais plus occupé à repousser les badauds, rétorqua le policier. Si ces excités nous laissaient faire notre travail, les choses seraient différentes.

— Vous avez interrogé les dealers ?

— Oui, fit Popper sans plus cacher son irritation.

— Vous avez appris quoi ?

— Pas grand-chose, figurez-vous. Pourquoi, je vais vous le dire, ajouta-t-il en prenant l’Indienne à témoin. Ce quartier est un vrai gruyère, la moitié de la population vit du commerce informel ou des allocations, l’autre moitié trafique à peu près tout ce qui se monnaye. Les marchandises vont et viennent, on s’entretue parfois pour le contrôle de la drogue ou d’un territoire mais quand la police interroge quelqu’un sur une affaire, soyez sûr que personne n’a jamais rien vu ni entendu… Non seulement les gens ne nous aident pas, mais ils caillassent nos véhicules à la première occasion pour la bonne raison que le coupable est souvent une de leurs connaissances, asséna-t-il. C’est l’omerta. Échangez votre beau costume contre un uniforme et patrouillez une heure dans les rues, vous allez voir…

Esteban sortit deux sachets de sa veste, qu’il jeta négligemment sur le bureau.

— On a trouvé ça dans les poches d’un certain El Chuque, dit-il, un chef de bande qui traîne du côté de la décharge, derrière le parc André Jarlan. El Chuque a été vu en compagnie d’Enrique peu avant sa mort : tout laisse à croire qu’il l’a intoxiqué avec cette cochonnerie.

Les narines du flic se gonflèrent devant les sachets de poudre blanche.

— Ce n’est pas de la pasta base comme on en trouve partout mais de la cocaïne, continua Esteban. Une dizaine de grammes à vue de nez, soit une petite fortune pour un paumé comme El Chuque… Vous connaissez l’animal ?

Popper avait les yeux toujours rivés sur les sachets.

— Son nom m’a été cité une fois ou deux, dit-il. C’est un petit délinquant des quartiers sud.

— Les drogués de La Victoria tournent à la pasta base ou d’autres drogues bas de gamme : vous ne trouvez pas étrange qu’ils se promènent avec de la cocaïne dans les poches ?

Le capitaine secoua la tête d’un air condescendant.

— Votre angélisme serait presque émouvant… Vous croyez quoi, que les paumés du coin vous ont attendu pour se défoncer à tout ce qui traîne dans les rues et les environs ? La cocaïne est un produit de consommation courante de nos jours, dans toutes les franges de la société, et tellement coupée qu’on n’y trouve plus que de la poudre à chiotte. Pasta base ou cocaïne, quand un drogué est accro, il ferait n’importe quoi pour avoir sa dose, et croyez-moi, généralement il y arrive !

Un silence flotta dans le bureau en open space. Le sergent Ortiz, qui avait cessé de passer sa troupe en revue, reluquait l’Indienne moulée dans sa robe.

— Les familles des victimes ne sont pas de cet avis, bluffa Esteban. Et c’est elles que je représente à travers ma cliente. Donnez-leur une bonne raison de ne pas se porter partie civile.

— Contre qui, la police ?

— J’adore me faire de nouveaux amis. Alors ?

Gabriela sentait les regards masculins dégouliner dans son dos. Le chef des carabiniers passa la main sur sa nuque rasée, souffla comme une locomotive.

— El Chuque, hein… Bon, on va interroger la bande en question. Mais je doute du résultat : s’il y a un trafic de cocaïne dans le quartier, ce n’est certainement pas des gamins des rues qui le tiennent.

— Vous le saurez si vous remontez la piste.

Popper opinait devant les sachets, l’air du grand fauve hésitant entre le carnage et la sieste.

— On peut compter sur vous, capitaine ?

— Oui, répondit le carabinier, si vous me laissez faire mon travail…

L’avocat adressa un signe de repli à la jeune femme qui l’accompagnait, clôturant l’entrevue.

Le crépuscule irradiait la façade de l’église pentecôtiste ; Gabriela sortit la première du commissariat, plutôt déçue par la prestation de leur défenseur. Après l’avoir asticoté, l’avocat-qui-connaissait-tout-le-monde avait baissé pavillon devant le chef carabinier qui, au final, l’avait retourné comme une crêpe… Esteban alluma une cigarette sur le trottoir, aspira deux longues bouffées, désigna le mur de l’église et les rayons rasants qui jaunissaient le monde alentour.