— Tu as vu comme la lumière est belle ?
— Hum.
Gabriela faisait la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Si tu crois que les pacos vont faire leur travail, tu te fourres le doigt dans l’œil, Roz-Tagle.
Sa façon de dire son patronyme trahissait un dépit affectueux. Il tapota la poche de sa veste noire.
— J’ai gardé le troisième échantillon de poudre, dit-il. En le faisant analyser, on saura peut-être de quoi il retourne.
Gabriela eut une seconde de surprise avant de sourire doucement — le petit malin n’avait pas tout dit à Popper…
— On va faire un saut chez Luis, annonça-t-il.
Elle le suivit jusqu’à l’Aston Martin, qui réchauffait ses vieux chromes au soleil crépusculaire.
— C’est qui, Luis ?
— Le flic qui me fournit en dope.
11
Il était sept heures du soir et Vera était nerveuse avant la garden-party donnée en l’honneur du juge Fuentes. Elle était fière pour son père, bien sûr, mais sa vie avait changé depuis sa liaison. En quinze ans de mariage, ce n’était que la deuxième fois qu’elle trompait Edwards. Vera n’éprouvait ni remords ni allégresse particulière — elle aimait son mari, même s’il ne la touchait pas souvent. Elle se disait qu’elle n’aurait pas dû le laisser s’éloigner, déserter son corps, c’est tout de même mauvais signe quand un homme ne fait plus l’amour à sa femme… Avait-il une liaison, lui aussi ? Était-ce toujours ce vieux traumatisme qui gangrenait leur amour ? Ils avaient vu un sexologue quatre ans plus tôt, alors qu’ils n’arrivaient pas à avoir d’enfants. Les tests ne révélaient pas d’incompatibilité génétique, la cause devait être plutôt psychologique, mais Edwards avait laissé tomber après quelques séances pourtant constructives, prétextant une masse de travail toujours plus importante. Une façon de se défiler toute masculine. Elle aurait dû insister. Edwards la léchait volontiers, c’était même une chose qu’il faisait très bien, mais il débandait au moment de la pénétrer. Comment faire des enfants dans ces conditions ? Et comment assouvir ses besoins de sexe, sinon en prenant un amant ?
Accaparée par son reflet dans le miroir en pied, Vera n’entendit pas son mari venir dans son dos. Edwards s’arrêta à la porte de leur chambre, un verre de whisky à la main qui avait débordé sur la moquette, et resta un instant immobile à contempler sa femme. Un instant volé, simple, qui ce soir l’émut au plus profond de lui-même. Une petite culotte noire moulait les fesses de Vera ; rassurée par la tenue de son ventre, elle enfila son soutien-gorge sans quitter la glace où elle se mirait. Edwards ne se souvenait pas que sa femme avait de si jolis seins… Il ne se souvenait surtout pas de lui avoir déjà vu ce modèle, noir à dentelle. Un cadeau de Monsieur-je-baise-ta-femme-debout ?
Une lumière vive éclairait la chambre à coucher de l’étage. Vera remarqua enfin sa présence dans son dos.
— Tu en fais une tête…
Edwards sortit de ses pensées, coque de noix dans la tourmente, tandis qu’elle enfilait sa robe de soirée. Il lui avait menti une fois, au sujet d’une corvée qu’il n’avait pas faite : Vera l’avait tout de suite vu… Elle se tourna vers lui, réalisa qu’il était toujours en tenue de ville et le tança comme s’il avait oublié les cadeaux sous le sapin.
— Quoi, tu n’es pas encore prêt ? Tu as vu l’heure ?!… Et c’est quoi cette nouvelle manie de boire tout le temps ?
Il se pencha vers son verre, aux trois quarts plein.
— Rien…
Sa robe noire soulignait ses hanches, ses cuisses, sa croupe arrondie qu’un autre montait. Une pensée-panique prit forme dans son esprit alcoolisé : et si son amant était présent ce soir à la garden-party ? S’il faisait partie du sérail ? Non pas simplement un amant de passage palliant ses déficiences mais un concurrent direct, quelqu’un qui pourrait lui arracher Vera, comme un bouquet prévu pour une autre ?!
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? s’inquiéta-t-elle.
— Hein ?
— On dirait que tu as avalé un serpent…
— Excuse-moi, dit-il, j’ai la tête ailleurs.
Son sourire était du plâtre, Edwards le sentait craqueler sous son masque. Il avait chaud. Trop.
— Écoute, chéri, on ne peut pas se permettre d’être en retard, la cérémonie a lieu dans une heure, qu’est-ce que tu fais à boire ? (Elle choisit les bijoux adéquats dans l’écrin de la commode, releva ses yeux noisette.) Tu comptes arriver ivre mort, c’est ça ?
Une paire de boucles d’oreilles brillait le long de son cou, qu’il ne lui avait jamais vue non plus… Edwards débloquait. Il devenait paranoïaque. Maboul. Les assassins dont il avait retrouvé les photos dans les archives le terrorisaient, comme l’idée de foutre leur vie en l’air pour une histoire vieille de quarante ans. Les larmes lui montèrent aux yeux.
Vera fronça les sourcils, quart de lune renversé.
— Qu’est-ce qu’il y a, Edwards ? s’adoucit-elle devant son visage décomposé.
Il eut une bouffée de chaleur. L’effet du whisky. Ou alors au fond avait-il renoncé à la vérité, comme les autres.
— Hein ? insista-t-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ?
Edwards chancela dans l’embrasure de la porte et baissa ses yeux injectés de sang.
— Rien, dit-il. Rien…
Il y avait tant d’églises à Santiago qu’on la nommait la « Rome des Indes ». L’avortement était toujours illégal au Chili, même en cas de viol, d’inceste ou de maladie du fœtus, envoyant des dizaines de milliers de femmes à la clandestinité et parfois à la mort. À Valparaiso, un monument aux morts fustigeait les « assassins d’enfants » qui avaient pratiqué l’IVG, l’ancien président Piñera appartenait au très droitier Opus Dei et l’Église avait son mot à dire sur les débats de société touchant la famille : flic et gay, Luis Villa ne s’était pas risqué à jouer son coming out contre une fin de carrière précipitée.
Luis avait trente ans et partageait ce secret avec Esteban suite à une affaire commune, lorsqu’une vague d’incendies avait ravagé le vieux quartier de Yungay et ses immeubles délabrés qui abritaient une forte communauté immigrée. Après une dizaine de morts et autant de bâtiments dévorés par les flammes, l’avocat s’était porté partie civile pour le compte des rescapés. Il avait alors côtoyé le jeune inspecteur détaché sur l’affaire, Luis Villa, dont l’honnêteté s’avéra un obstacle aux marchands de sommeil. Une société immobilière pilotait en effet l’opération, « Santa María », où l’on retrouvait dans le conseil d’administration tant des élus de gauche que des nostalgiques du vieux Général. L’affaire avait été finalement enterrée, le quartier de Yungay reconstruit avec une forte plus-value et Luis Villa muté à l’aéroport international de Santiago, où il travaillait depuis comme agent de la brigade antinarcotique.
Dans son aspect physique, ses manières, ses intonations, le jeu de sa bouche ou de ses mains, son homosexualité était impossible à détecter, ce qui ne l’empêchait pas de fréquenter assidûment les sites de rencontres gays. Au travail, hormis les quelques grammes d’éphédrine qu’il détournait pour Esteban, Luis Villa était un policier exemplaire. Il avait travaillé auprès des enfants battus, drogués, exploités, prostitués de gré ou de force, gardant une gentillesse et un humour salvateur comme une carapace face à tout ce malheur qui l’affectait au premier chef — Luis aussi vivait en opprimé sa sexualité « déviante »…