L’Aston Martin se frayait un chemin dans les avenues embouteillées du centre, où quelques palmiers poussiéreux défiaient les buildings. Ils bifurquèrent devant l’église San Francisco et son grand clocher jaune, dont la magnificence passait inaperçue ; la robe de Gabriela était assortie au bleu de la décapotable et ses cheveux ondulaient dans la brise, parfum d’inconnu. Esteban se sentait tout à coup heureux, sans autre raison que la présence de cette femme près de lui, ce qui ne lui arrivait jamais…
— Ton copain Luis, dit-elle depuis le siège au cuir craquelé, tu es sûr qu’il n’en parlera pas à Popper ? Ils sont quand même flics tous les deux…
— Pas le genre de Luis, répondit Esteban.
Gabriela ne saisit pas l’ambiguïté de sa réponse. La rue pavée de la Calle Londres était tranquille après la furia d’O’Higgins, avec ses arbres et ses vieilles maisons aux façades blanches. C’était ici, au cœur du centre historique de Santiago, que des centaines d’hommes et de femmes avaient été torturés, au numéro 38, siège du Parti socialiste lors du coup d’État. Luis Villa habitait vingt mètres plus bas, à l’angle de la placette. L’ancienne maison coloniale, divisée en appartements, bordait une ruelle à sens unique et peu passante ; ils s’annoncèrent à l’interphone et grimpèrent au deuxième.
Moins empâté que la plupart de ses compatriotes, Luis avait une barbe de trois jours soigneusement entretenue et une carrure impressionnante sous son polo bleu marine ; il laissa Gabriela entrer la première.
— Depuis quand tu traînes avec des jolies filles ? lança-t-il à son copain avocat.
— Gabriela est seule, il me semble, releva Esteban.
Luis referma la porte dans leur dos, se tourna vers la jeune femme. Il y a des gens qui nous repoussent au premier regard, d’autres qui nous semblent étrangement familiers.
— Vous connaissez Esteban depuis longtemps ? demanda le policier.
— À peine, répondit Gabriela.
— J’espère que vous aimez le pisco sour.
Prévenu de leur visite, Luis avait préparé trois cocktails, qui grelottaient dans le shaker — pisco, citron, sucre, blanc d’œuf, glace, angostura. Gabriela découvrit l’appartement du policier, un trois pièces aux meubles anciens plutôt cosy. Des visages de geishas pâlissaient sur des estampes japonaises accrochées aux murs mais c’est une photo qui retint son attention, celle de deux éphèbes regardant l’objectif comme s’ils venaient d’être découverts, nus, sur un lit de feuilles… Luis lui tendit son verre.
— Ton visage ne m’est pas inconnu, dit-il d’un ton amical. On ne s’est pas déjà croisés ?
— Peut-être lors d’une manif étudiante ? s’enhardit Gabriela, encouragée par son sourire. Je suis Camila Araya avec ma caméra, au cas où les pacos se défouleraient sur elle.
— Tu es journaliste ?
— Disons aspirante vidéaste. J’étudie le cinéma.
— J’adore, dit-il, même si je n’ai pas beaucoup de temps et qu’ils passent toujours les mêmes blockbusters.
— Tu aimes quoi, Wong Kar-wai ?
— In the Mood for Love, trop beau… Et toi ?
— Le porno. J’ai pas de titre en tête.
Ils trinquèrent avec un petit rire complice.
— Si on en venait à nos affaires, suggéra Esteban.
Il plongea la main dans sa poche, agita le sachet sous le nez de son ami.
— Cocaïne ?
— Probablement responsable d’une série d’overdoses à La Victoria, confirma l’avocat. Tu as eu des échos ?
— La Victoria ? Non… Mais c’est pas les saloperies qui manquent sur le marché de la défonce… (Luis ouvrit le sachet, évalua la texture de la poudre.) Tu as trouvé ça où ?
— Dans les poches d’un petit dealer de rue.
— Qualité exceptionnelle, estima-t-il.
— Suffisant pour causer une série d’overdoses ?
— Hum… Possible.
Trouble de l’humeur, monomanie, délire de supériorité, paranoïa, risques liés à l’inhibition, déséquilibre violent et durable des neurotransmetteurs, hyperthermie, hypertension artérielle, accélération des fréquences respiratoire et cardiaque, risque d’infarctus, AVC, rupture d’anévrisme : un simple sniff de cocaïne pouvait être fatal à des sujets fragiles ou cumulant d’autres produits — alcool, médicaments, opiacés… Esteban se souvenait que Juan Lincano, une des victimes, avait eu une pneumonie mal soignée, mais les autres jeunes ?
— Même transformée sur place en cristaux, la cocaïne reste chère pour les habitants des poblaciones, fit Luis. Et je vois mal des dealers de rue jouer les chimistes pour en faire de la pasta base.
— C’est ce que j’ai dit aux carabiniers de La Victoria mais ils préféraient s’échanger leurs uniformes pour voir à qui ça allait le mieux. Une analyse de cette poudre, c’est possible ?
— Hum, ça devrait pouvoir se faire… Officieusement, je veux dire, précisa Luis. Car j’imagine qu’aucun juge ne te suit sur cette affaire.
— Pas un.
— Étonnant.
— Tu peux avoir les résultats quand ?
— Demain, si je dépose l’échantillon avant la fermeture du labo. Heureusement, j’ai un pote qui fait des heures sup’… Je vais descendre avec vous. De toute façon j’ai rendez-vous…
Esteban ne demanda pas avec qui. Ils finirent leurs verres en échangeant des amabilités et se séparèrent sur le trottoir de la maison coloniale.
— Il est sympa, ton copain gay, dit Gabriela tandis que Luis s’éloignait d’un bon pas.
— Tu as remarqué ça, toi…
— Pourquoi tu me l’as caché ?
Esteban prit un air solennel.
— « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes », cita-t-il de mémoire.
— … ?
— La Rochefoucauld, dit Esteban, un penseur français mort depuis des lustres.
— On vous apprend ça en droit ? fit-elle avec une pointe de mauvais esprit.
— J’ai abandonné la carrière littéraire pour faire plaisir à Papa, dit-il. C’est stupide, je sais, mais peut-être qu’on ne se serait jamais rencontrés. Que je serais enfermé dans une tour d’ivoire à écrire des livres que personne ne lit.
Esteban alluma deux cigarettes, jeta celle qu’elle refusa dans le caniveau, tira sur l’autre comme si c’était la dernière. Le soleil tombait sur les pavés de la Calle Londres.
— Bon, souffla-t-elle en dissipant la fumée, qu’est-ce qui se passe maintenant ?
La décapotable, modèle 1965, prenait le frais sous un tilleul.
— Il y a une garden-party chez mes parents, annonça-t-il, on va y aller.
Gabriela dressa son menton de chat.
— Tu ne crois pas que c’est un peu tôt pour me présenter à tes parents ?
Esteban sourit au petit animal — il était temps de secouer la fourmilière…
12
Les Roz-Tagle faisaient partie des quelques grandes familles chiliennes qui se partageaient les richesses du pays. Le charismatique Adriano courait de jet privé en réunions décisionnaires, occupé durant la dictature à bâtir le futur empire médiatique qui véhiculerait la culture du divertissement au retour de la démocratie. Habile, Adriano avait ramassé la mise avant le référendum qui devait pousser le vieux Général vers un poste de sénateur à vie, s’offrant le luxe de se positionner pour le Non « à titre personnel », sans rien changer aux éditoriaux des journaux acquis à moindres frais. Vingt-cinq ans plus tard, l’empire Roz-Tagle incluait la moitié des médias et de l’édition, une des trois chaînes de pharmacie que comptait le pays, une banque, un institut de sondages, des studios de cinéma et un patrimoine immobilier devenu holding familiale.