Adriano s’était marié tôt à Anabela Ríos, blonde et jeune starlette de la télévision dont la mère américaine aurait connu la grande Kim Novak. Après quelques apparitions dans des spots publicitaires et autres guimauves tolérées par la censure, Anabela avait commencé sa véritable carrière d’actrice à trente-cinq ans dans des rôles de mère de famille compréhensive et excentrique. Anabela Ríos était surtout l’inoubliable héroïne de Destinées, une saga historique qui avait longtemps crevé l’audimat. Le couple qu’elle formait alors avec Adriano était glamour, trustant couvertures de magazines et plateaux télé qui appartenaient pour la plupart à son mari.
Adriano avait partagé les bancs de l’école avec Sebastián Piñera et surtout Víctor Fuentes, dont on célébrait aujourd’hui la nomination à la Cour suprême. Adriano avait organisé une très select garden-party dans sa propriété de La Reina en l’honneur de son ami magistrat, invitant ceux qui comptaient ici-bas sans froisser les alliances et les susceptibilités électives. L’esprit à la fête et au succès, sans nouvelles de son fils aîné depuis des mois, Adriano Roz-Tagle ne pouvait pas prévoir ce qui arriverait…
Esteban débarqua ce soir-là au bras d’une inconnue — l’inverse eût été surprenant —, dans une décapotable bleue qu’il prit soin de garer en vrac sur la pelouse.
La sauterie avait lieu de l’autre côté de la maison, dans le parc. Esteban ouvrit la portière à Gabriela, plus impressionnée par la taille des plantes alentour que par le manoir au portail blindé et sa cour de gravier cernée d’araucarias. Alerté par l’appel à la grille, l’homme qui dirigeait l’intendance apparut aussitôt sur le perron, moustache taillée et costume au cordeau.
— Ah, ce bon vieux Nestor ! lança Esteban à l’employé de maison.
Long fagot au visage ovale, l’homme descendit les marches sans un signe de déférence.
— Je ne m’appelle toujours pas Nestor, dit-il sèchement.
— Mais vous êtes toujours domestique, Nestor ?
Le majordome n’accorda pas même un regard à l’Indienne.
— Un jour je te mettrai une belle branlée, Esteban, dit-il entre ses dents. Une dont tu te souviendras.
— C’est un problème général dans notre beau pays, Nestor : l’amnésie. En attendant de retrouver vos esprits, auriez-vous l’obligeance de me conduire jusqu’à ma mère ?
— Boudoir, lâcha-t-il, le regard noir. Je ne t’accompagne pas, tu connais le chemin.
— Merci, Nestor.
— C’est ça, ouais… Je t’ai à l’œil.
L’homme au visage cireux filait déjà vers le jardin, où le brouhaha des convives perçait les feuillus. Gabriela resta incrédule mais Esteban semblait trouver tout cela normal.
— On se connaît depuis longtemps, dit-il en guise d’explication. Viens, je vais te présenter à ma mère…
Gabriela voulut protester — ils étaient venus demander l’aide de son très influent paternel — mais il l’entraîna vers le rez-de-chaussée, volubile. Un couloir sombre de marbre nervuré prolongeait le hall, au fond duquel guettait une petite femme en tablier assise sur une chaise. Elle vit ses pieds nus, n’osa rien dire.
— Ma mère est là ? s’enquit Esteban en désignant la porte du boudoir.
— Madame… Madame ne peut recevoir personne, répondit-elle dans un castillan hésitant.
La bonne était nouvelle dans la maison. Une Bolivienne, d’après les traits.
— Elle pleure, c’est ça ? fit Esteban.
— Oui, murmura la petite femme.
— Ma mère est une star, confia-t-il à Gabriela, elle pleure tout le temps.
Les cils de la Mapuche papillotaient.
— Estebaaaan ! geignit une voix de femme derrière la porte de bois verni. Esteban, c’est toi, mon chéri ?!
L’employée eut un rictus désemparé.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura-t-il en tapotant son épaule, je sais y faire avec ma mère… Oui, Mère, c’est moi !
— Aaah…
— On peut entrer ? cria-t-il à la porte. J’ai quelqu’un à te présenter !
La bonne compatit, les mains croisées sur son tablier.
— Entre… Entre !
Allongée sur les coussins d’un sofa rose fuchsia, Anabela Roz-Tagle cuvait ses larmes derrière d’épaisses lunettes noires. La vieillesse lui fichait des migraines carabinées, sans parler du champagne. L’actrice avait eu soixante ans deux semaines plus tôt et ne s’en remettait pas. Le temps marchait à reculons. Elle qui avait passé sa vie à rêver de rôles improbables ne rêvait plus : à son âge, qui la ferait encore tourner ? Anabela portait une robe de soirée blanche pailletée d’or, une paire d’escarpins français échoués au pied du sofa et des bijoux scintillants malgré la lumière tamisée ; elle vit son fils aîné entrer dans le boudoir où elle s’était réfugiée, tendit la main depuis le sofa comme si elle allait tomber, prise de vertige.
— Comment vas-tu, Mère ?
— J’ai soixante ans, Esteban, dit-elle en pâlissant à son approche. Soixante ans, c’est affreux…
Il s’agenouilla et prit la main de la mourante.
— Mère, dit-il pour la consoler, tu en as soixante-deux. C’est dans ton passeport.
— Il ment ! fit Anabela en prenant la bibliothèque à partie.
Esteban se pencha sur les fourrures pour embrasser la star, qui sembla défaillir.
— À soixante ans, qui voudra de moi ? répéta-t-elle en agrippant la main de son fils. Fini les premiers rôles, les seconds aussi : je ne ferai plus que des apparitions comme vieille peau vicelarde sans libido dans des films imbéciles. De la figuration peut-être même, renchérit-elle, comme potiche croulante et fissurée !
— Tu exagères, Mère, tempéra l’avocat.
— Non. Non, la vieillesse est un naufrage, Esteban. Et tu sais que je n’ai jamais su nager, ajouta-t-elle avec emphase.
Gabriela se demandait si la star voyait quelque chose derrière ses lunettes noires, tant sa présence semblait transparente.
— Je ne sais plus quoi faire, conclut la malheureuse sans lâcher la main de son fils.
— Tu as essayé la boisson ?
— Pour finir comme toi ! Ha !
Une coupe de champagne vide gisait sur le tapis persan. Esteban se dépêtra de l’étreinte maternelle avant de se tourner vers la femme qui l’accompagnait.
— Mère, je te présente Gab, ma nouvelle cliente.
Anabela soupira devant les ballerines en plastique de la pauvrette — une pâle imitation lézard qui ne trompait personne.
— Ne le prenez pas mal, mademoiselle, mais Esteban n’est pas du tout un garçon pour vous.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répondit l’intéressée.
— Gab est la grâce absolue, Mère, remarqua Esteban, la poésie en mouvement, le, le… Enfin, toi qui as fait du cinéma !
Anabela plissa les paupières derrière ses lunettes en forme de téléviseur.
— Vous avez quel âge, mademoiselle ?
— Vingt-six ans, répondit Gabriela sans se démonter.
— Esteban quarante : ça fait quatorze ans de différence entre vous. (L’actrice remua sa chevelure laquée.) Quatorze n’est pas un bon chiffre, non…
— Treize c’est mieux ? tenta Gabriela.
— Oui… Oui, acquiesça Anabela, treize c’est mieux.
Complètement cinglée.
— Bon, nous sommes venus parler d’une affaire importante, pas de numérologie, abrégea Esteban. Papa est là ?