Выбрать главу

— Au jardin, j’imagine, avec les autres, répondit sa mère avec un geste vague. Tu sais quand même qu’on fête la nomination de Víctor à la Cour suprême ?

— Bien sûr. Tu veux que je te porte jusque là-bas ?

— Non… Non, je ne suis pas d’humeur à la fête, ni aux célébrations. Dis à ton père que je ferai peut-être une brève apparition plus tard dans la soirée. Si je trouve quelque chose à me mettre.

Sa robe blanche brillait de mille feux sous la lampe Art déco. Lasse, Anabela alluma une cigarette d’une main tremblante prompte à l’effusion et détourna la tête. Esteban fit un signe de repli à l’intention de Gabriela.

— À plus tard, Mère…

La bonne scrutait les fils marbrés qui dérivaient sur le sol lorsqu’ils sortirent du boudoir où la star cuvait son désespoir. Gabriela songea à son enfance comme à un extra-monde.

— Ils sont tous comme ça dans ta famille ? demanda-t-elle tandis qu’ils longeaient le couloir du rez-de-chaussée.

— Non, malheureusement…

Ils arrivaient au salon d’été et sa piscine illuminée qui donnait sur le parc. Esteban glissa son bras sous celui de l’étudiante.

— Accroche-toi.

Il l’entraîna sur les marches de la terrasse, attrapa deux coupes de champagne au passage d’un serveur en blanc et se mêla à la foule. Une centaine de personnes conversaient autour de grandes tables dressées sur la pelouse : amuse-gueules, sushi, verrines colorées, c’était une réception chic et élégante agrémentée de jeux pour les enfants et d’un barbecue géant où s’activaient les cuisiniers. Juges, procureurs, avocats, le gratin de la justice chilienne festoyait pour célébrer la nomination de Víctor Fuentes au plus haut poste de la magistrature dans ce décor enchanteur mis à disposition par son ami Adriano.

— Tu es sûr que c’est le moment de parler à ton père de nos histoires ? fit Gabriela.

— C’est maintenant ou jamais.

Esteban cherchait parmi les têtes grisonnantes quand son frère Martín l’aborda, son mètre quatre-vingt-six engoncé dans un costume Armani gris souris. Ancien arrière central de Colo-Colo, le club de foot le plus populaire du pays, Martín Roz-Tagle s’était reconverti comme agent sportif et faisait du lobbying pour la FIFA.

— Je peux te dire que personne ne t’attend, lança-t-il à Esteban en guise de bienvenue.

— Content de te voir, frérot.

Sa carrure bousculait la lune dans le ciel étoilé.

— Tu n’as pas d’argent pour t’acheter des chaussures ? railla-t-il d’un air vindicatif. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Il faut que je parle à Papa.

— Ah oui ? renvoya l’athlète. Figure-toi qu’il n’a pas trop apprécié ton silence pour les soixante ans de Maman, ni ton petit numéro au baptême de Victoria. Si tu es venu pour faire un esclandre, c’est moi qui te vire à coups de pied au cul, pigé ?

Esteban souriait de ses belles dents. L’ancien sportif se tourna vers la fille pendue au bras de son frère.

— Tu l’as trouvée où, celle-là ?

— Dans le lit de ta femme, répondit l’avocat. À propos, comment vont tes petits copains mafieux de la FIFA ? Toujours combines, pots-de-vin et putes pour vieux messieurs ?

— Cause toujours, au moins je ne vole pas mon meilleur ami, moi, dit-il en songeant à Edwards.

— Tu te trompes, Martín, notre famille a déjà tout volé.

Esteban cala sa coupe vide dans la main du culturiste et entraîna Gabriela vers le buffet sans s’appesantir sur les commentaires désobligeants du benjamin.

— Quel accueil, dit-elle.

— Attends, je vais te présenter les autres.

— Je ne suis pas sûre d’avoir envie.

— Si, si, il faut que tu voies ça.

La foule s’agglutinait autour des monceaux de victuailles. L’avocat saisit deux nouvelles coupes de champagne et désigna un groupe d’invités en tenue de soirée.

— Alors le petit jockey, là, casaque bleue près du buffet, c’est Roberto, mon beau-frère, dit-il, un éleveur de saumons industriels qui a ruiné les pêcheurs de la côte sud. Je l’ai attaqué en justice il y a deux ans. La grosse jument à sa gauche, la rousse aux cheveux hystériques, c’est ma sœur, Sylvia, la rebelle de la famille. Elle a voté deux fois socialiste aux élections, mange bio et regrette la disparition des Patagons en vivant sur les dividendes des fonds spéculatifs de son mari qui entretiennent son train de vie de donneuse de leçons. Ils ont trois garçons, que ma sœur gave en soutenant qu’une alimentation équilibrée consiste à manger un peu de tout à chaque repas.

De fait, trois petits cochons tournaient autour de leur mère comme des Apaches au poteau de torture.

— Allez, je vais quand même dire bonjour à mes neveux, relança leur oncle comme s’il leur faisait une faveur.

Sylvia aperçut son frère, stoppa net ses rappels au calme et tança l’intrus.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Bonsoir, Sylvia… (Esteban se tourna vers ses turbulents et grassouillets neveux.) Dis-moi, ils comptent faire quoi dans la vie, tes enfants, du mannequinat ?

— Pauvre con.

Sylvia réunit son trio boudiné, l’œil mauvais sous sa choucroute au henné. Esteban fit mine de s’accroupir à hauteur de ses neveux.

— Alors mes gros pères, on ne dit pas bonjour à tonton ?

— Ne nous adresse plus la parole, siffla leur mère, tu m’entends ? Allez, venez, les enfants !

— Vous êtes toujours comme ça entre vous ? demanda Gabriela tandis que Sylvia éloignait sa progéniture.

— Bah, je lui ai offert Le Kâma Sûtra pour les nuls à Noël, je crois qu’elle m’en veut toujours.

— Tu es sérieux ?

— À ton avis ?

Elle n’eut pas le temps d’épiloguer. À l’écart du buffet, Edwards était aux prises avec les bambous en pots qui masquaient le bar, brassant les plantes vertes comme à une finale olympique. Sa femme avait toutes les peines du monde à le maintenir à flot, le whisky qu’il tenait à la main versait sur son costard.

— Oh ! fit Edwards comme pour arrêter un chariot. Oooh !

L’associé d’Esteban recouvra l’équilibre, l’œil torve, laissant Vera en proie aux bambous. Gabriela l’avait croisé au cabinet le matin même.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort, nota-t-elle.

Le fiscaliste se tenait incliné telle une tour de Pise dans la verdure.

— Il ne boit jamais, l’excusa Esteban.

— En attendant, il est ivre mort.

— Esteban, je t’en prie, fais quelque chose ! s’exclama Vera, exaspérée.

Edwards se débarrassait des plantes vertes, plutôt mal, tandis que sa femme tentait désespérément de l’arrimer à elle.

— Voilà, voilà…

Esteban prit le verre des mains d’Edwards, l’envoya valser sur la pelouse et recueillit ses bras épars.

— Par ici la sortie ! dit-il en extirpant son ami des bambous.

Les yeux d’Edwards roulaient sous la lune.

— Eh bien mon vieux, tu en tiens une sévère, glissa-t-il à son oreille.

— Esteban…

— Tu me reconnais, c’est déjà ça.

L’immobilité semblait lui être pénible.

— Ça va aller ?

— Oui, oui, râla Edwards.

Ils tentèrent un pas vers les deux femmes.

— Je te représente Gab, la fille que tu as envoyée sur les roses ce matin.

Edwards secoua la tête comme un cheval fourbu.

— Laisse tomber, conseilla l’étudiante.

— Se mettre dans cet état un jour pareil, grogna Vera à ses côtés. Merde, Esteban, je ne sais plus quoi en faire ! Voilà trois jours qu’il boit comme un trou, souffla-t-elle en tâchant de garder une attitude normale. Je t’en prie, pas de scandale, pas ce soir.