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— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ici ?! Martín ! s’écria Anabela en trottinant dans une robe à strass. Qu’est-ce que tu fais par terre ?!

— Esteban l’a frappé en traître ! rugit Sylvia, pivoine.

— Esteban ! glapit la star dans son rôle de mère.

L’aîné soupira — ne manquait plus qu’elle. Martín se releva vite, vexé, voulut bondir vers son frère pour le massacrer mais le coup au menton l’avait sonné : il chancela devant les yeux affolés d’Anabela, qui n’y voyait à peu près rien derrière ses lunettes noires.

— Frapper son propre frère ! s’écria-t-elle. Tu es devenu fou, Esteban !

— Fiche le camp d’ici, feula Adriano.

La situation devenait affreusement gênante. Les conversations s’étaient arrêtées, même les musiciens sur l’estrade avaient cessé de jouer. Gabriela posa la main sur l’épaule d’Esteban, deux gorilles à oreillette fendirent l’assemblée.

— Jetez-le dehors ! les encouragea Sylvia.

— Ne le frappez pas ! geignit leur mère. Je vous en prie, ne frappez pas mon fils !

Anabela ne supportait que ses propres cris : elle se réfugia dans les bras de son mari, où elle comptait bien fondre en larmes. La garden-party en l’honneur de leur ami juge virait au fiasco. Le petit salaud lui paierait ça.

— Dehors, ordonna Adriano en contenant sa colère.

— Monsieur, je vais vous demander de me suivre, annonça le type de la sécurité.

— Un coup de fil aux rédactions pour sauver des vies humaines, c’est trop demander ?

— Tu entends ce qu’on te dit ?! aboya Sylvia, qui aidait le benjamin à reprendre ses esprits. Va-t’en, tu nous fais honte !

Les deux gorilles encadrèrent le fauteur de troubles.

— Obéissez à votre père.

Cible de tous les regards, Adriano Roz-Tagle brûlait de rage : il adressa un signe aux deux agents de sécurité, qui prirent l’intrus par les coudes avant de le tirer vers la sortie. Gabriela suivit le trio au milieu des murmures de vertu outragée, tête basse. Les protestations d’Esteban n’y firent rien : on le jeta sans ménagement au pied du perron.

— Allez, de l’air !

L’adrénaline et le champagne commençaient à lui monter à la tête ; Esteban se réceptionna sur les graviers de la cour, croisa le regard buté des gorilles et de Nestor, le majordome, qui surveillait sa retraite avec un petit rire aigre.

— Je reviendrai ! menaça l’avocat.

Gabriela le poussa vers la décapotable garée sur la pelouse — quelle mouche les avait piqués, tous ?

13

Il aurait pu parler de ses années de golden guy à la Católica, ses études à Berkeley et sa rencontre décisive avec Kate, militante de Ralph Nader, Kate la Californienne qui, preuves à l’appui, lui avait expliqué le rôle de son pays auprès de Pinochet, les démocrates chiliens torturés avec l’assentiment de la CIA, le supplice de Víctor Jara au stade de Santiago et le double jeu de Kissinger, Kate qui l’avait initié à l’ayahuasca et l’avait retourné côté fleur, là où la moindre brise vous souffle l’émotion, « côté Víctor Jara », comme elle disait. Il aurait pu parler de son retour à Santiago, du silence assourdissant de ses compatriotes à la mort du dictateur, des quatre mille sympathisants qui avaient assisté à sa dernière messe dite par l’évêque des Armées, et des mœurs passéistes d’un pays statufié, au garde-à-vous, un pays qui n’avait pas reçu de caresses depuis longtemps et qui ne savait plus en donner, caché sous le clinquant des affiches publicitaires où les femmes étaient blanches et blondes, il aurait pu parler de ses années américaines qui l’avaient changé à jamais, du coup de grâce qu’il avait reçu à la Villa Grimaldi en revisitant leur passé, de son application dès lors à saboter l’avenir qu’on avait bâti pour lui, entouré de femmes sans en aimer aucune, il aurait pu dire que chez lui tout était flouté, foutu, que le diable tenait le miroir et qu’il se réveillait tous les matins avec l’envie de vomir, comme les artistes avant d’entrer sur scène sauf que la scène ici était fausse, moche, un tas d’ordures, Santiago succession d’immeubles sans joie, ternes et fonctionnels à l’image de ceux qui les avaient bâtis, envie de vomir en écoutant la radio, la télévision, devant la chaîne de supermarchés que possédait la veuve de Pinochet, il aurait pu parler du quartier de La Reina où il avait grandi, un quartier sans bar, cinéma ni théâtre car les riches vivaient entre eux mais pas ensemble, il aurait pu dire que quand l’envie d’en finir se faisait plus pressante il partait vider ses poubelles en bord de mer, à Quintay ou ailleurs, écrivait des contes efflanqués et obscènes aux fins invariables, apocalyptiques, une haine diffuse pour le monde qu’il inscrivait dans le marbre du papier sans jamais la calmer, mais Esteban ne dit rien.

Il y avait cette fille devant lui : Gabriela…

L’avocat avait tenu à inviter sa cliente après leur déconvenue, à la Liguria, typique d’un certain âge d’or chilien ; tabourets chromés, sièges rouges et nappes à carreaux, comptoir de bois patiné et bouteilles de vin exposées sur les étagères, les serveurs y déambulaient entre les tables dans leur tablier et costume noir et blanc à la façon des garçons de café parisiens. Ils avaient trouvé une table dans le grand patio de l’arrière-salle, avec sa déco peinturlurée et ses vieilles affiches de cinéma — Mastroianni, Leigh, Garbo, Bogart, Dietrich, Belmondo… Gabriela se remettait à peine de leur incursion à la garden-party ; Esteban avait conduit pied au plancher comme s’ils étaient seuls dans les avenues, mais elle avait senti sa violence quand il avait envoyé son frère culturiste au tapis, l’animosité unanime à son égard.

— Celle que je préfère, c’est quand même ma mère, déclara Esteban, installé avec elle devant un pisco sour.

— Celle qui chiale tout le temps ?

— Ma mère est une star, elle n’a jamais eu le temps de s’occuper de nous, dit-il comme pour la disculper. Mais je trouve sa façon de faire naufrage assez touchante.

— Ah oui.

— Elle ne pense qu’à arrêter de vieillir, expliqua-t-il devant sa moue dubitative. C’est un peu une cause perdue.

— Une petite névrose aussi peut-être, releva-t-elle.

— Oui. Et parfaitement inutile : c’est ce qui est touchant…

Esteban manqua son sourire. Du coup, c’est lui qui était touchant.

— Tu n’as pas dû avoir une enfance très heureuse, dit Gabriela.

— Au contraire, je ne pensais à rien. La belle vie, entouré d’abrutis.

L’étudiante dévoila deux petites canines blanches, qu’il imagina un instant chatons mordillant les pompons du fauteuil.

— Tu méprises ta sœur, le griffa Gabriela, mais c’est quoi la différence au juste entre elle et toi ?

— À part le gras ?

Il faisait l’imbécile.

— Mais ton frère, reprit Gabriela, ton père… Même le majordome te déteste !

— Ah, Nestor… Il m’a surpris dans le boudoir avec sa fille lors de la fête de baptême de je ne sais plus quelle nièce. Sophia était majeure, je précise.

Gabriela grimaça.

— Le boudoir ?

— Oui… Tu sais, il y a des gens qui se sentent incapables de faire l’amour chez leurs parents, ça les inhibe, d’autres qui trouvent ça super.

Gabriela laissa échapper un rire gai, spontané, plein de vie : Esteban n’avait jamais rien entendu de semblable, le monde devint alors subitement joyeux.

— Tu croyais vraiment que ton père allait nous aider, ou c’est juste une façon de te rappeler à eux ? poursuivit-elle.