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Larry Carver était en alerte rouge depuis deux jours, lorsque Edwards avait consulté les archives du Plan Condor sur l’ordinateur du cabinet de la rue Carmen, quelques heures après l’échange de valises avec Porfillo. Lui et Schober ayant participé aux opérations extraterritoriales, ça ne pouvait pas être un hasard : cet enfoiré de fiscaliste s’apprêtait-il à trahir ?

En prévention, Carver avait mis le smartphone de l’associé d’Edwards sous surveillance et tenu son employeur au courant : d’après ses renseignements, Roz-Tagle était le meilleur ami du fiscaliste et donc la première personne à qui il se confierait. Carver s’était rendu avec Schober à la garden-party, où Edwards serait forcément présent, sous le nom d’un lobbyiste de l’ambassade américaine. Ils avaient été surpris de trouver le gendre du juge ivre mort. Sa femme s’éclipsant avec lui, Carver avait aussitôt rejoint son studio rue Carmen… Une sacrée bonne intuition puisque Edwards venait d’appeler le fils Roz-Tagle sur son smartphone.

Il était minuit passé quand Porfillo vit le numéro du hacker s’afficher sur sa ligne sécurisée.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta le chef de la sécurité.

— Edwards, répondit Carver, il vient de laisser un message sur le portable de son associé. Il a vendu la mèche : le passé de Schober, le tien, il va tout raconter à son copain avocat.

Porfillo, qui s’apprêtait à rentrer chez lui, mit quelques secondes avant de réaliser les conséquences. Carver était spécialiste des écoutes, un petit génie dans son genre d’après le boss, qui avait gardé des contacts depuis les opérations du Condor. Carver était passé par différentes officines américaines mais ces gars-là n’étaient jamais à la retraite. Besoin d’adrénaline, de dollars en liquide, de coups en cinq bandes pour avoir le sentiment de vivre. Porfillo comprenait, il était comme lui.

— Putain, pourquoi il a fait ça, ce con ?!

— J’en sais rien, mais Edwards va tout balancer, tu peux en être sûr.

Porfillo jura encore — le fiscaliste savait que l’échange de mallettes avait été filmé, ce que ça induisait pour lui et son beau-père.

— C’est qui déjà son associé ? relança-t-il d’un ton bourru.

— Esteban Roz-Tagle. Le fils aîné d’Adriano, le grand ami du juge.

— Enfoiré.

— Ouais. Il va falloir se bouger si vous ne voulez pas que tout Santiago soit au courant de vos affaires.

Sur un tableau retraçant l’évolution des espèces, un poisson se dressait pour devenir bateau ; Porfillo arpentait le bureau du port comme si cela l’aidait à réfléchir. L’Américain avait raison ; il fallait qu’ils arrachent la mèche avant que la bombe ne leur explose à la figure.

— L’appel a eu lieu quand ? demanda-t-il.

— Tout à l’heure, répondit Carver.

— Edwards est géolocalisé ?

— Oui. Il est chez lui. Une adresse à Las Condes, la banlieue huppée de Santiago.

— Roz-Tagle l’a rappelé ?

— Pas encore. Edwards a juste laissé un message vocal, répéta-t-il.

Peut-être que l’associé dormait déjà, ou qu’il avait coupé son portable… Porfillo sentit des picotements dans ses veines — ils avaient encore une chance de rattraper le coup.

— Edwards, dit-il, il a parlé à d’autres gens ?

— J’en sais rien. Pas par téléphone en tout cas, ni par mail, je le saurais.

— OK. Roz-Tagle aussi est sur écoute ?

— Oui.

— Reste à l’affût des communications, et tiens-moi au courant : je vois ça avec le boss.

— Affirmatif.

Les deux hommes raccrochèrent. Par les fenêtres du bureau, les bateaux de guerre jouaient aux lucioles dans la baie de Valparaiso. Porfillo ne décolérait pas : cet enfoiré d’Edwards avait remis la mallette au juge, pourquoi les trahir maintenant ? L’ancien agent de la DINA gratta ses verrues, signe de grande nervosité. Il ne savait pas comment le fiscaliste avait retrouvé leurs traces, ce qu’il comptait faire avec son associé, mais il fallait envoyer deux équipes sur place. Il réfléchit quelques minutes, regardant les quais déserts et les grues arachnéennes qui entoilaient le ciel, passa en revue ses hommes de confiance. Il opta pour Durán et Delmonte, en plus de Carver déjà à Santiago.

Alors seulement il appela Schober.

2

Quand Gabriela se réveilla, elle était entourée de pélicans… Un œil, puis deux basculèrent face pile du monde. Rien n’était vraiment net, sauf le soleil dans ses pupilles et la sensation de s’être trompée de planète. La jeune femme se redressa. Sa robe était moite, pleine de sable, ses cheveux aussi, et elle n’avait plus de chaussures.

Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle se trouvait au pied d’un rocher gris, sur une plage de sable blanc ; l’océan grondait non loin, relayé par les cris des mouettes qui festoyaient après la dîme des grands pélicans. Pas âme qui vive alentour, sinon les oiseaux ripailleurs. Gabriela grogna, un méchant mal de crâne ravivé par la morsure du soleil. Elle ne savait pas ce qu’elle fichait sur cette plage, comment elle était arrivée là, où étaient passées ses ballerines… Soudain son cœur se serra.

— Merde, dit-elle, la caméra…

Elle était dans son sac à main. Hier soir.

Gabriela fit quelques pas hasardeux, bouleversant la ronde des pélicans qui s’écartèrent sur son passage. Elle contourna le rocher en se cachant des rayons et aperçut la silhouette d’Esteban près du rivage. Il se tenait penché sur un banc de coquillages vif-argent recrachés par l’océan, dont l’écume lasse venait mourir jusqu’à ses orteils.

L’avocat avait la chemise débraillée sous son costume noir. Il releva la tête tandis qu’elle approchait.

— Tu sais où on est ? lui lança Gabriela.

Esteban n’avait pas l’air beaucoup plus réveillé.

— Quintay, dit-il.

Une réserve de pins et d’eucalyptus, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Santiago.

— On a dû prendre la voiture, ajouta-t-il devant sa mine stupéfaite. Enfin, j’espère, autrement je ne sais pas comment on va rentrer.

— Tu n’as pas les clés ?

Il tâta ses poches.

— Non… Non, je n’ai plus rien. Même pas mes cigarettes…

Une mouette se mêla aux pélicans belliqueux. Leur odeur portait jusqu’à Gabriela, son cœur mal arrimé.

— Tu ne te souviens pas de ce qu’on a fait hier soir ?

Il secoua la tête.

— Je crois qu’on a trop bu, Gab.

— Ça, j’avais remarqué, maugréa-t-elle. Tu as vu mon sac quelque part ? J’avais ma GoPro à l’intérieur.

— Dans la voiture sans doute.

— Elle est où ?

Esteban se tourna vers l’étendue vide, dubitatif : à la tête qu’ils faisaient, les pélicans non plus n’avaient pas de réponse.

— Je me souviens d’avoir garé l’Aston Martin près de la Plaza Italia, dit-il, pas d’avoir repris le volant.

— Tu as une idée de l’heure ?

— Je ne sais pas, midi…