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C’était l’heure.

Catalina frémit en grand du haut de la dune. Elle se tourna vers son Colosse.

— Embrasse-moi, dit-elle. Plus fort que ça…

Lui d’abord ne bougea pas. Avec l’hiver, Catalina avait le sourire du vent et les yeux de la pluie. Elle prit son visage dans sa tourmente, se pressa contre ses lèvres :

— C’est l’eau rare… C’est l’eau rare qui ruisselle à l’aurore…

Il se pencha, souverain du vide, et la laissa guider sa main. La rosée du monde avait mouillé les draps de sa robe. Catalina ne portait rien d’autre, que l’aube et ses pieds nus qui s’enfonçaient dans le sable.

Il sourit. La pluie tombait toujours, élastique.

Tout là-bas, au pied de la dune, les gosses exultaient en de longs râles cosmologiques : du ciel ils venaient de recevoir la carcasse qu’ils dévoraient. Des carcasses de coca. De corbillard. La curée du bonheur, on vous dit.

— Tu es prêt ? demanda-t-elle.

Il fit signe que oui mais sa cartouchière était vide.

Elle lui jeta un regard à passer par-dessus bord mais il continuait de sourire.

— Ne t’en fais pas.

Et il vissa l’arme à son poing.

Colosse aux mains cassées, il dévala le premier la pente. Catalina le suivit comme un fleuve.

Les voyant fondre sur eux, les yeux des gosses se révulsèrent — certains les avaient reconnus.

Il y eut de l’agitation dans les rangs les plus exposés, les diplômés, les autres étaient trop loin, et puis ils préféraient dévorer leurs carcasses. Eux rebondissaient sur le flanc de la dune.

« Pas de prisonniers », criaient ses mains cassées, « pas de prisonniers ! », mais empêtrées dans le brouhaha du cœur, ses mains hésitaient encore : on ne massacre pas des inconnus — c’est défendu —, même au hasard de la foule, on ne se venge pas, c’est défendu. On était en démocratie, oui ou non ?!

Beaucoup se croyaient préservés, comme toujours. Ils avaient gagné leur diplôme, oui ou non ?!

Ils s’abattirent sur les premiers rangs, et il tomba du plomb.

Le ciel s’en fut, fendu.

Un carnage : ils tombaient par grappes sous les poings du Colosse, des gosses aux yeux de morve qui n’avaient rien demandé pourtant. Chaque coup cassait, chaque cou cassé, le Colosse frappait sans discernement, les têtes et ce qui passait à portée, il frappait avec une colère de pierre, de ses grandes mains d’acier.

Catalina regarda un instant son amour qui se déchaînait, couvert du sang des autres, puis les petits êtres écrasés sous ses pas : elle arma le chien.

Ça fit d’abord comme un gémissement de nouveau-né, le baleineau qu’on harponne, un petit claquement de rien, mais les mâchoires s’étaient refermées sur leurs figures affolées ; ô tendre et douce peau effilochée… Ça fit ensuite comme les serres d’un aigle enfoncées dans le crâne d’un enfant et les grands battements d’ailes pour l’emporter, des coups de bec, une panique rouge.

Le Colosse frappait le monde et ses alentours, possédé ; Catalina aussi visait la tête. Les os éclataient sous l’impact. Des hurlements. De pauvres gosses.

Ce qu’ils avaient appris, ce qu’on leur avait dit, ce qu’ils avaient répété, rien ne servit. Ils tombaient morts, raides.

Des tas de golden boys s’amoncelèrent autour d’eux : on vit même des sommets, des graphiques imprévisibles, de nouvelles catastrophes. Enfin il n’y eut plus rien qu’un râle enseveli, une rumeur noire comme venant du fond d’un puits, et pas un debout…

Les corps formaient des ravines, des chemins impossibles où filaient des rigoles. Des rhizomes.

Catalina ne disait rien. Elle avait rangé son arme dans la ceinture du Colosse et laissait balancer son corps sous la brise, la tête ailleurs.

À quoi elle pensait, ce qu’elle avait envie d’être, il n’en savait rien. Il songeait à tous ces gosses qu’il avait détruits, à l’odeur de sa peau sous sa robe, et bien d’autres choses encore… Un voile d’or passa dans le bleu du ciel.

Catalina embrassa les mains cassées de son Colosse, et doucement lui dit :

— Viens…

Ça sentait la terre après la pluie. Il donna un dernier coup de pied dans une des têtes qui traînaient là avant de filer avec elle, droit devant.

* * *

— Tu crois qu’ils nous cherchent ?

— Qui ça ?

— Je ne sais pas… Les responsables de tout ce carnage.

Le Colosse haussa les épaules :

— Bah… Ils ne savent même pas ce qu’ils sont…

Catalina sourit. Elle était loin, la brebis qui devait traverser les yeux du Crucifié : son amour à elle avait des ailes en fer articulées, de ces machines qu’on croisait au hasard des cinémathèques, un amour au désespoir démesuré. Que c’en devenait sillage de balles traçantes… Ils marchèrent sur le dos des blés morts, le soleil comme des lignes de feu sous l’horizon.

— Quand même, dit-elle au bout d’un moment, ils pourraient chercher à se débarrasser de nous.

— Impossible.

Ils enjambèrent un village.

Les bombes avaient laissé des cratères comme des poumons crevés dans la terre, de la dentelle brodée au fil des barbelés. On les voyait courir le long des champs, des fossés, on les voyait courir et ne jamais s’arrêter.

Ils enjambèrent une rivière, ce qu’il en restait, un ruban de boue où émergeaient quelques mines oubliées ; les enfants qui jadis y avaient pêché aujourd’hui flottaient dans les souvenirs des aînés mais leurs ricochets hantaient encore les rives, les marais…

Pour elle-même, Catalina récita un petit poème :

Animal Mécanique Sur la dalle Allongée, C’est l’eau rare De mes cuisses Sur la pierre Anthracite Qui glisse Sur tes lèvres Et tes nerfs Mécaniques Qui s’enfuient Ventre à terre À ma suite, S’en sortir Vivant Peut-être Vivant…

Ils errèrent par la terre désolée, avançaient au hasard, comme si les mines avaient troué leurs pas.

De cette marelle hypnotique, ils sortirent épuisés.

Le Colosse épiait les reliefs, ses yeux de glacier bleu scintillant dans le soir. De guerre lasse, ils se réfugièrent dans un bois en bord de route. Catalina trouva un nid d’épines où reposer ses pieds nus.

Il faisait nuit sans doute ; ils distinguaient à peine le paysage mâché.

Le Colosse alluma un feu pour éloigner les hordes, et s’assit en soupirant. Catalina aussi était fatiguée.

Ils avaient trouvé un charnier tout à l’heure : comme il était encore tiède, ils l’avaient remué de leurs mains mais personne n’avait répondu. Ni la petite fille dans les corps de femme, ni rien.