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Il avait fallu les abandonner.

— Tu crois qu’il en reste beaucoup ?

— Je ne crois rien du tout.

Mais il mentait : elle dansait sur le reflet des braises qui couvaient dans ses yeux. Catalina fourra sa tête contre son Colosse et un instant cessa de respirer. Elle en aimait les flancs brûlants, les incendies et les branches qui la tenaient.

Elle l’avait ramassé comme une arme sur le bord de la route, et depuis ils ne s’étaient plus quittés.

Inutile.

Il y avait bien longtemps maintenant que tout le monde s’était séparé.

Mais il était tard : Catalina s’endormit là, bercée par le doux ronronnement de la vapeur qui s’échappait de lui, son Colosse d’argent, aux yeux de glacier bleu…

Personne ne rêva cette nuit-là. Ni celles d’avant, ni celles d’après.

Il y avait d’autres urgences.

Par exemple courir devant le lièvre.

Par exemple s’ignorer passionnément.

Par exemple…

— Tais-toi.

* * *

Ils se réveillèrent sans savoir si c’était le matin. Et puis toujours cette impression de vivre un autre jour, toujours le même…

Ils se mirent en route mais ça n’allait pas.

L’air était devenu si rare que le vent en crevait ventre ouvert dans les fosses, avec les soldats, les réfugiés, pour ainsi dire pêle-mêle, mais on le voyait encore qui respirait ; il fallut les mains du Colosse pour le sortir de là.

— Le pauvre, fit-elle. Regarde : il est tout cabossé.

Le Colosse hocha la tête :

— N’écoute pas ce qu’elle dit, petit. Allez va…

Ils aimaient la nature, même si ça ne servait à rien.

Ils partirent, des hématomes plein les bras.

— C’est encore loin ?

— Le bout du monde, répondit le Colosse.

Ça va faire long…

— Ça dépend du chemin, s’il reste un passage, on a peut-être une chance de s’échapper.

— Un trou dans le territoire : deux échappés !

Ils s’aimaient, parce que ça ne servait à rien.

* * *

Chapitre suivant : le malheur.

— Les bombes, on avait l’habitude ; après tout, c’est conçu pour exploser. Le malheur, c’est qu’on n’était pas préparés…

* * *

Chapitre suivant : les fleurs.

— Y en a plus on t’a dit !

* * *

Il faisait nuit le jour : des marées noires comme du charbon, qui vous salissaient les doigts. Le gras du gaz, filles du grisou.

Pour ça il en était mort par comités, tous les derniers ouvriers, des maigres à n’y plus voir, des emportés par le courant, des nés victimes qui n’avaient pas eu le choix, des qui n’étaient même pas au courant.

Les autres avaient suivi, les employés, les syndiqués.

Mais la casserole où on les avait jetés accrochait… Ils s’étaient mis à geindre, puis à crier… Pas malheureux pourtant jusqu’alors, ils avaient cru à leur part.

Fallait pas croire.

Enfin, ils n’étaient pas les seuls : d’autres encore avaient suivi, les petits cadres, les professeurs, c’était comme le charbon qui alimentait la locomotive, de l’extrait de croissance qui prendrait des directions hyperboles, de la machine qui s’emballe certifiée pur capital… De pauvres gens, qui avaient été carbonisés les premiers.

Les rescapés portaient des espèces de stigmates, en signe de reconnaissance. Ils se croisaient à la dérobée, le soir, échangeaient leurs peurs gelées, tant que les rues en étaient devenues glissantes.

Des pavés.

On les voyait fuir à la nuit tombée, délestés, des rescapés qui comme eux ne savaient pas où aller… Ils trouveraient.

Ils trouveraient n’importe quoi…

Soudain le Colosse s’ébroua.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Catalina.

Il chuchota :

— Ils sont là…

Le fleuve coulait en bordure des barbelés.

Il coulait une eau saumâtre, baignée d’anguilles, une eau de cochons qui scintillait pourtant sous les feux des spots. Et ils arrivaient des quatre coins de nulle part, moitiés d’automates attirés par le flux… Ils arrivaient par groupes pressés, ça se bousculait jusque dans les derniers rangs, les plus fanfarons prédisaient des miracles, vingt, trente pour cent, des miracles bénéfice pour tous qui en valaient la chandelle, des miracles garantis qu’ils espéraient tellement, et si toutes leurs petites actions mises bout à bout ne faisaient pas un geste capital, ils espéraient au moins tirer leur épingle du jeu.

Ils en voulaient.

On les avait programmés compétition.

Ils en voulaient.

On les avait programmés capital spermatique.

Ils en voulaient encore.

On les avait programmés spéculateur précoce.

Ils en voulaient à mort !

— Oh, non…, souffla-t-elle. Non, n’y allez pas !

Mais les affamés n’écoutaient pas : ils se précipitèrent vers l’eau du fleuve qui croyaient-ils coulait pour eux, et y plongèrent leurs mains avides.

Oh ! oui ils en voulaient, ils en voulaient vite ici maintenant, et que si c’était bon pour eux, c’était pas mauvais pour les autres…

Évidemment, ils ne comprirent pas tout de suite : c’est quand ils ressortirent leurs mains de l’eau noire et les virent lacérées, qu’ils commencèrent à crier.

Ils se croyaient tamis promis à l’or, ils se retrouvaient l’espoir amputé d’autant.

Le Colosse frissonna malgré lui. Les affamés regardaient leurs mains sorties du fleuve comme celles d’une autre personne, des mains laminées dans le sens de la longueur qui pendaient maintenant, nouilles molles sanguinolentes au-dessus du courant, des mains tout juste bonnes à passer la serpillière…

Oh ! ils pouvaient toujours hurler, les affamés, avec leurs pattes qui se tordaient comme l’araignée fraîchement écrasée, ils pouvaient toujours dire que c’était pas des manières, qu’on leur avait pas laissé miroiter la plus-value pour se faire déchiqueter comme ça ! Et puis qu’est-ce qu’ils allaient devenir avec leurs copeaux de mains ?

Ils disaient qu’ils allaient se plaindre !

Qu’ils allaient entamer des actions en justice !

Qu’ils allaient prendre des avocats pour récupérer leur dû !