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— Il est arrivé quelque chose, dit-elle. Forcément.

Que pouvait-il encore arriver ?

— Tu crois qu’ils couraient après quoi, le fleuve ?

— Je ne sais pas… Ils avaient l’air terrifiés.

Le Colosse ruminait. Même ses yeux se ternissaient.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-elle. On ne peut pas rester là… C’est encore loin, ton bout du monde ?

— Par-ci par-là… Allons voir…

Ils suivirent le sillon de terre brûlée laissé par la horde. Il s’enfonçait sous les futaies, disparaissait dans les méandres. Ils reniflèrent, à la recherche d’une odeur étrangère, mais la horde n’avait semble-t-il laissé aucune arrière-garde… Ils avancèrent encore, sur le qui-vive. Même l’écorce des arbres ne sentait plus rien. Catalina leva la tête, inquiète. Il faisait plus sombre à mesure qu’ils progressaient sous les bois ; la lune paraissait les suivre mais on ne vit bientôt plus que les yeux des hiboux…

Catalina n’avait plus de poème à se dire.

— Plus rien du tout…

Alors les doutes l’envahirent.

Ils étaient fous de suivre la horde.

Ils étaient fous de suivre le fleuve.

Et si son Colosse s’était perdu ?

S’il n’était qu’un tas de ferraille plus ou moins boulonné ?

Si elle était seule au bout du compte ?

Il y eut alors comme un claquement dans les branches, puis une voix opaque :

— Ne bougez plus !

Le Colosse se retourna, trop tard : la gueule noire d’une arme visait la tête de Catalina.

Au-dessus se terrait un de ces gardiens du temple qu’on ne voyait plus que dans les vieux journaux en papier, un conservateur du musée humain qui, depuis sa branche, les observait de ses yeux jaune sénateur.

— Ne bougez plus ! répéta-t-il.

L’homme vivait en haut d’un arbre, avec ses conserves, seul. Car il voulait que plus rien ne bouge, passionnément. Un type dangereux, qui braquait son arme sur la cervelle de Catalina.

— Ne bougez plus ou je tire !

Mais sa robe ondulait dans la brise. Tant pis pour eux. Il pressa le doigt sur la détente : le conservateur ne voulait pas aller jusque-là, encore une fois on allait le taxer de fascisme. Pourtant il ne faisait que servir ses intérêts. Le crâne de Catalina allait voler en mille éclats d’osselets quand le Colosse écrasa la punaise.

Ça fit un bruit désagréable entre ses doigts, puis il n’y pensa plus — les conservateurs vivaient pour ainsi dire dans une autre époque.

* * *

Chapitre 19 : point d’eau au crépuscule.

La nuit était si noire sous la futaie qu’on n’y voyait plus les contrastes. Catalina et son Colosse avançaient à tâtons, se frayant un passage au milieu de la végétation morte enchevêtrée. Il s’arrêta enfin à la lisière.

— Tu vois quelque chose ?

— On dirait un bord…

— Quel genre de bord ?

— Le bord du monde.

Le Colosse observa la plaine qui se découpait sous la lune revenue.

— Je croyais qu’on allait au bout du monde, fit-elle remarquer, pas au bord…

Mais il n’avait pas envie de plaisanter : sous son aspect vide et désolé, la plaine noire qui leur faisait face n’avait rien de tranquille.

Des entrelacs émergeaient au loin, mirage fumant par-delà la savane où des collines spectrales s’affichaient en sinistre totem ; aussi pelées que des chiens, elles gardaient les bords d’un rien si vaste qu’en dépit de leur voyage ils n’avaient pas traversé le début d’une moitié.

Nyctalope, Catalina aperçut leurs contours dans le crépuscule, et l’étrange étendue étalée à leurs pieds.

Un sol de mercure baignait sous la lune…

— On dirait un point d’eau, dit-elle.

Le Colosse scrutait les environs avec anxiété. Le danger ne pouvait pas être plus grand.

Catalina tressaillit.

De fait, ce ne fut d’abord qu’une rumeur au loin, un avant-rien, puis les feuilles des arbres se mirent à frissonner.

L’air aussi avait changé de mains.

La lune affolée tâcha de recoudre ses cratères en toute hâte, rameutant les nuages à tête de cheval qui fuyaient à sa suite, des nuages-chevaux de guerre qui en passant le gué avaient gelé dans la glace et n’avaient plus que l’écume pour cavalier, de pauvres bêtes évaporées dans l’affaire, happées par l’Histoire et ce qu’on s’était raconté pour oublier les dictatures, des chevaux qui préféraient encore finir dans les nuages…

Catalina essuya ses mains sur sa robe, mouillées de peur.

Car la rumeur grossissait.

Elle enflait, énigmatique baudruche, renversant les brumes et les branches mortes qui craquaient à leur approche. L’obscurité les rendait encore invisibles mais ils approchaient, venant de la plaine : les derniers rescapés.

Ils arrivaient par groupes isolés, solitudes aimantées à la pelle qui s’aventuraient à découvert, comme répondant à un appel secret et mystérieux. Mais la peur qui les précédait empestait, elle débordait les herbes et les collines, une peur de mygale, défiant l’apesanteur…

Catalina et le Colosse s’accroupirent.

Les derniers rescapés approchaient du point d’eau, chassés et méfiants du monde : c’est qu’on les avait jetés misérables sur les routes, les premiers à la traque, c’était miracle qu’il en restât encore. Ils s’observaient de loin, sur leurs gardes, mais l’étendue de savane semblait si vide, et la lueur intermittente de la lune si sûre alliée qu’ils finirent par vaincre leur terreur.

Catalina et son Colosse cette fois n’eurent pas à se cacher : aucun des rescapés ne fit attention à eux, comme si elle ne sentait rien sous sa robe à fleurs.

Le point d’eau n’était plus qu’à quelques mètres, ils marchaient en rangs si serrés qu’ils se touchaient presque, une transhumance qui se pressait, tout empêtrés de boue. La terre était molle à cet endroit, on s’y enfonçait par coudée, d’ailleurs les premiers arrivés avaient disparu sous les suivants… et il en venait encore, qui se marchaient dessus sans vergogne, pour ça la misère ne faisait pas de quartier, des chiens grattant à la porte… à se désosser pour les miettes… des vieux bouts d’hommes.

Le visage du Colosse était sombre, et l’effet des astres n’y était pour rien :

— C’est un piège…

En s’approchant, on pouvait voir le fleuve qui serpentait depuis l’autre bout de la forêt, un cours desséché s’en allant par plaques, le fleuve lépreux…

— C’est un piège, répéta-t-elle.

Car ils coulaient les capitaux, ils déboulaient au point d’eau à grands tourbillons ; les plus noyés flottaient sur le dos, le ventre gonflé comme des mines à la surface, des capitaux qui avaient capitulé et s’en allaient au bouillon, certains avaient trop compté sur les autres, ou s’étaient rendu compte trop tard, des capitaux flottants sans queue ni tête qui n’appartenaient plus à personne depuis longtemps, mais coupaient quand même encore, comme des couteaux.