Au fil du fleuve ils s’étaient échoués là, au milieu de la plaine herbeuse où les rescapés accouraient, s’embourbant empilés. Ils eurent beau agiter leurs cartilages, rappeler qu’ils avaient payé pour ça, ils s’enfonçaient mouvant, pataugeoire mortelle, au milieu des débattants. La boue leur recouvrit bientôt la bouche, de sorte qu’on ne les entendit plus crier. Leurs mains remuaient encore, tentant en vain d’atteindre le point d’eau.
Les plus vaillants tentèrent une dernière sortie, un baroud d’honneur d’espèce pathétique : la boue les engloutit à leur tour, complètement.
Ne flottaient plus à la surface que les capitaux, poissons crevés.
On les avait pressés
Compressés
Essorés
Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que l’enveloppe.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il soupira tristement, et la tint contre lui.
— C’est le monde qui fuit, Catalina…
Oui, le monde fuyait, par tous les bords, la matière en était toute suicidée.
— Il ne reste que nous deux maintenant, dit-elle. Et les éléments… Qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas mourir…
Le Colosse leva la tête. Il vit le vent éparpiller les nuages-chevaux, et la lune au loin comme une mère attentive. Ils se dirigeaient vers la mer de sel : la mer de sel au bord du monde.
— Non, la rassura-t-il. Nous ne mourrons pas, pas maintenant.
Catalina fit semblant de le croire : son Colosse était si serein, presque lumineux. Elle prit sa main de fer dans la sienne, et suivit les nuages qui déjà gravissaient les derniers vestiges d’inhumanité.
Chapitre dernier : sans eau au crépuscule.
Ses yeux de glacier bleu se reflétaient dans les plaques de sel, fissurées jusqu’à l’horizon. Le Colosse stoppa là, Catalina dans sa main. Ils ne s’étaient pas lâchés du chemin, sûrs autrement de se perdre. Les derniers rayons du soleil caressaient l’océan immaculé. Des teintes rose sang.
— C’est beau, dit-il.
— Oui… C’est la fin.
Il n’y avait plus d’eau. Plus rien. Le Colosse sourit et serra fort sa main. Ils ne savaient pas ce qu’il y avait après le bord du monde, s’ils mourraient ensemble ou pas, mais ils étaient les derniers. Et ils s’aimeraient quand même, parce que c’était l’éternité.
Alors, pour se donner du courage, Catalina lui chanta une dernière chanson…
Le vent hurlait dans la décapotable quand Gabriela referma le carnet Moleskine.
Esteban fixait toujours la route, absorbé par les lignes blanches qu’il avalait pied au plancher : cent soixante-dix au compteur du bolide anglais. Les Andes émergeaient des brumes, elle d’un rêve étrange — L’Infini cassé… Un conte macabre, désespéré, qui lui laissait un goût de fer. Gabriela ne s’attendait pas à ça. De quoi était fait cet homme ? Pourquoi lui avoir caché qu’il écrivait ? Pourquoi lui avait-il parlé de Víctor Jara au restaurant ? Un camion passa à reculons, ébranlant la carrosserie dans un souffle mortel. Les mains d’Esteban tremblaient sous la pression du moteur lancé à plein régime. Gabriela dut se pencher pour se faire entendre au milieu du vacarme.
— Il manque la fin de ton histoire, lui lança-t-elle, la chanson de Catalina !
Il ne répondit pas, concentré derrière ses lunettes noires, comme si tous ces événements suivaient leur propre logique. Gabriela serra le livre d’Esteban entre ses mains. Elle ne savait pas si leur rencontre était une nouvelle épreuve initiatique sur le chemin de la machi, s’il avait aimé une femme nommée Catalina, si le Colosse de L’Infini cassé était un avatar de Víctor Jara ou de lui-même, si ce roman inachevé était son testament littéraire, le produit d’une extase mystique ou quelque fulgurance d’un esprit égaré : ses cheveux tourbillonnaient dans l’habitacle et Santiago émergeait tout au fond du brouillard.
— En tout cas ça me plaît, lâcha-t-elle au vent, ça me plaît beaucoup !
La décapotable ralentit imperceptiblement sur la ligne droite, cent cinquante, cent quarante… Esteban croisa le regard de la jeune Mapuche, son cou gracile, la ligne si parfaite de sa clavicule sous sa robe fripée.
— Toi aussi, Gab, dit-il, beaucoup…
Sa main caressa sa joue, une seconde magnétique. Gabriela frissonna sur le siège tandis qu’Esteban remettait la gomme — maintenant c’était sûr, elle était amoureuse de lui.
3
Un enfer. Edwards s’était réveillé aux premières lueurs du jour sur le canapé du bureau, assoiffé par l’alcool bu la veille, suant la tourbe et le dégoût de lui-même. La peau d’un autre lui collait, une honte poisseuse.
Il avait pris une douche et deux aspirines en se levant mais ses paupières étaient enflées, le mal de tête tenace. Ses mains erraient sans but au bout de ses bras, les réminiscences de cette nuit horrible remontaient à la surface et Edwards n’en finissait plus de se maudire : la situation était suffisamment difficile, pourquoi avait-il mêlé Esteban à ça ?
Par courage ou par lâcheté éthylique ? Parce qu’il était rentré chez lui ivre mort, qu’il avait vomi plutôt que de frapper sa femme ? Parce qu’il devait déverser ce qu’il avait sur le cœur et qu’il l’avait choisi lui, son seul ami ?
Edwards avait laissé un message sur le portable d’Esteban après sa dispute avec Vera : que lui avait-il dit au juste ? Tout ? La scène restait confuse dans son esprit. Dans tous les cas, il s’était comporté comme un imbécile, pas seulement envers son associé. Lui qui détestait le conflit, considérait la violence comme la forme de virilité la plus bête, il avait failli porter la main sur Vera. Sa propre femme. La prunelle de ses yeux, pour qui il se serait damné… Était-il devenu fou ?
Edwards culpabilisait, vaseux, s’en voulait à mort, moins pour Esteban que pour Vera. Bien sûr que sa femme le trompait : comment, en faisant si peu l’amour, aurait-elle pu se satisfaire de lui ? Comment aurait-il pu lui faire des enfants ? La torture subie par sa mère avait dézingué sa libido, comme si un océan d’amour amniotique et un océan de douleur s’étaient mélangés en lui, des vagues aux courants contradictoires qui l’avaient brassé menu. Un combat intérieur vieux de quarante ans l’empêchait d’aimer, voilà la vérité, et si ce n’était pas la vérité, il trouverait. Ils trouveraient ensemble. Il irait voir un psy comme elle le lui avait suggéré, quelqu’un qui s’occuperait de sa douleur et l’aiderait à vivre. À revivre.
Le retour de la garden-party avait été un enfer, mais ce matin Edwards aimait sa femme plus que jamais.
Il prépara son petit déjeuner préféré, des œufs brouillés avec des copeaux de parmesan, un yaourt au soja, du thé vert et une salade de fruits rouges. Vera comprendrait qu’il n’était pas dans son état normal la veille. Il ne lui dirait pas pourquoi, ni ce que la présence de Schober à la réception avait remué en lui, mais il se battrait pour récupérer l’amour de Vera. Il était prêt à passer l’éponge sur son amant, tant qu’elle ne le revoyait plus : voilà ce qu’il lui dirait. Il lui apporterait son petit déjeuner au lit, comme avant, avec quelques mots doux et des excuses au kilo pour se faire pardonner. Ils reprendraient leur histoire là où elle avait commencé à se déliter, et il jurerait qu’ils seraient de nouveau heureux.