Il était de nouveau de face, la tête en bas, la fixant de ses yeux ronds.
— Il est bizarre, ton perroquet.
Esteban se tourna vers le volatile : encore à faire le guignol…
— Ce n’est pas le mien, dit-il depuis la cuisine, mais celui d’une copine qui l’a laissé là en gage.
— Ah… C’est un mâle ou une femelle ?
— Hum, dit-il en jaugeant la bête, il est tellement con qu’à mon avis c’est un mec.
Gabriela sourit. Mosquito, position poirier, l’observait toujours.
Esteban lui tendit un verre d’eau fraîche.
— Il y a une salle de bains au fond du couloir, si tu veux te rincer, indiqua-t-il. Je prends celle à l’étage… Fais comme chez toi, hein.
Ça ne risquait pas.
Gabriela attendit que le cachet d’aspirine se dissolve, vit les pieds nus d’Esteban disparaître par l’escalier en colimaçon. Les meubles du salon étaient blancs, rares, design, terriblement neufs, comme s’ils n’avaient jamais servi. Un décor d’Hollywood, tendance David Lynch aseptisé, avec la colline de San Cristóbal au loin perdue dans les brumes de pollution. La bibliothèque occupait tout un pan de mur, il y avait aussi des livres empilés ou en vrac sur les tables, des paquets de cigarettes entamés sur le bar d’acier patiné, un canapé en cuir crème qui rappelait la banquette de sa voiture, aucun écran, ordinateur ou téléviseur : Esteban vivait dans le ciel, seul, depuis longtemps visiblement — hormis le perroquet débile, aucune marque d’une quelconque présence féminine… N’en finissant plus de suer ses toxines, Gabriela oublia ses considérations, abandonna ses ballerines en plastique sur le parquet et se réfugia sous la douche.
La salle de bains avait le volume de sa chambre, joliment décorée d’azulejos, avec une douche en verre mat et une desserte où s’entassaient les serviettes. Le mal de tête persistait mais le contact de l’eau la revigora ; Gabriela se sécha avec une des serviettes blanches prévues à cet effet, secoua énergiquement sa robe encore pleine de sable, cala sa poitrine dans le soutien-gorge, enfila sa robe fripée et évalua sa mine dans le miroir en pied.
Pour une fille qui avait subi un trou noir de plusieurs heures avant de se réveiller sur une plage au milieu des pélicans, elle ne s’en sortait pas si mal… Mosquito en revanche commençait à lui vriller les tympans : de retour dans le salon, Gabriela déplaça la cage sur la terrasse et, sous les cris intempestifs du perroquet, lui claqua la porte vitrée au bec.
Esteban descendait l’escalier, dans un nouveau pantalon noir et une chemise. Il sourit en voyant le bestiau en quarantaine.
— Il paraît qu’ils meurent si on leur donne du persil, dit Gabriela.
— Merci du tuyau.
Mosquito braillait derrière le double vitrage.
— Tu as faim ?
— Je ne sais pas trop…
Elle pensait à autre chose. Leurs regards s’empilèrent, pleins de givre. Ils se tenaient face à face, beaucoup trop près pour résister à l’envie de se toucher. Gabriela fit un pas pour se coller à lui, remonta sa chemise blanche sur son torse, puis elle fit de même avec sa robe et pressa son ventre nu contre le sien… C’était un geste doux, amusant, terriblement sensuel. Esteban n’entendit pas la sonnerie du téléphone fixe, ni le message d’accueil qui se déroulait : leurs ventres se caressaient maintenant en lents mouvements complices, Gabriela n’avait pas de petite culotte, il sentait sa poitrine gonflée dans le soutien-gorge et ses lèvres semblaient aussi tendres que les feuilles du ginkgo sous lequel ils s’étaient vus la première fois. Esteban plongea dans ses petits astres noirs, y croisa des bouts d’univers, leurs bouches n’étaient plus qu’à quelques centimètres : encore un effort et ils changeraient à jamais de dimension…
La voix de Luis Villa dans le répondeur les ramena sur terre.
— Qu’est-ce que tu fous, beau gosse ?! Ça fait trois messages que je laisse sur ton portable et tu ne réponds pas : je croyais que c’était urgent, tes résultats d’analyses !
— Pure ?
— À quatre-vingt-dix-huit pour cent, certifia l’agent des narcotiques. Autant te dire qu’à ce tarif le moindre fix t’envoie direct en enfer.
— Et en sniff ? relança Esteban.
— Ça dépend. Si tes gamins avaient des problèmes respiratoires ou bu trop d’alcool, une drogue de cette qualité a pu provoquer un AVC ou un arrêt cardiaque. Dans tous les cas, ton copain balafré avait de la dynamite dans les poches.
Grimpée sur le tabouret du bar, Gabriela écoutait la conversation via le haut-parleur du téléphone fixe. Elle aussi tiquait : ça expliquait les overdoses, pas comment un revendeur de rue comme El Chuque avait pu se procurer un tel produit. Même si le prix du marché avait baissé depuis la guerre contre les narcos — pour la financer —, une telle cocaïne restait inaccessible pour les consommateurs des poblaciones, plus habitués à la pasta base. Luis Villa connaissait son sujet : achetée autour de trois mille dollars le kilo dans les zones de production — Colombie, Pérou, Bolivie —, la cocaïne en valait entre trente et quarante-cinq mille dans les villes. La drogue transitait parfois par des ports sud-américains avant de traverser l’Atlantique en suivant le 10e parallèle, l’« Highway 10 », un ruban sur l’océan emprunté tous les jours par des milliers de cargos, bateaux de pêche, voiliers ou paquebots de tourisme. Pure, coupée en pains, en bonbonnes, en poudre, liquide ou introduite dans des poissons congelés, la cocaïne était le plus souvent reconditionnée sur place.
— Ton hypothèse ? conclut Esteban.
— Il a pu y avoir un problème en amont, dans la région de production, avança le policier, un cafouillage entre les lots et les destinations. Normalement, la pureté du produit diminue tout au long du circuit… Ou alors, si la coke arrive non coupée, c’est que les intermédiaires ont sauté… J’ai demandé un complément d’informations à mes collègues de Valparaiso. Le port est la plaque tournante d’à peu près tout ce qui s’importe dans le pays : le service des douanes a peut-être intercepté un lot similaire.
Esteban analysa vite la situation.
— La Victoria n’intéresse personne mais si des jeunes de bonne famille se mettent à mourir d’overdose, les flics ne seront pas longs à la détente, relança-t-il. Tu connais quelqu’un qui pourrait me renseigner sur le trafic de poudre dans le centre-ville, un dealer ou un indic ?
Luis Villa ne réfléchit pas longtemps.
— Bob, un rasta qui traîne à La Piojera : il est les deux… Je te préviens, ajouta le policier d’un air badin, il est assez con.
— Quel genre ?
— C’est le seul rasta noir pro-Pinochet que je connaisse.
— C’est possible, ça ?
— Au Chili, oui.
Des tonnes de victuailles se déversaient chaque jour au Marché central de Santiago. On rangeait les étals à l’heure où les plus pauvres se partageaient les restes des cagettes éventrées autour des halles : Mapuches, Quechuas, descendants d’Incas, mulâtres ou déshérités, une petite foule disciplinée s’activait.
Esteban gara la voiture face aux arcades du vieux marché. Il avait déposé Gabriela au Ciné Brazil, acheté un téléphone à carte dans une boutique du centre avant d’envoyer un texto à l’étudiante (« Tout n’est pas perdu, Gab. Voilà déjà mon numéro »). Le coup de fil impromptu de Luis sur son fixe avait douché leur ardeur mais ils croyaient avoir le temps. Esteban s’étira sur le trottoir, ses lunettes tordues le protégeant du soleil brumeux, ouvrit le coffre de la voiture et enfila une paire de chaussures neuves.