Le jeune militant avait échappé aux griffes des tortionnaires, mais pas à la dépression qui suivit son éviction du MIR. Coïncidence ou basse vengeance visant à lui faire payer sa désaffection, Stefano apprit alors qui l’avait dénoncé aux agents de la DINA : Manuela.
Arrêtée le jour même du coup d’État, la femme qu’il aimait n’avait pas résisté à la torture. Elle l’avait vendu, lui et les autres camarades, pour que « ça » s’arrête. Pire, d’après les témoignages, Manuela était devenue une informatrice zélée de la DINA, identifiant des dizaines de militants clandestins, les envoyant de facto à la parilla.
Alors non, Stefano n’avait pas fondé de famille. Il avait connu d’autres femmes, évidemment, mais il n’avait pas voulu leur faire porter son fardeau, Manuela, et cette éternelle trahison qui affleurait au moindre sentiment… L’amour n’était pas mort le 11 septembre 1973 : il s’était suicidé.
Le claquement d’une porte en bas le sortit de sa léthargie. Le couple d’hirondelles s’activait sous le toit du Ciné Brazil quand Stefano reconnut le pas de Gabriela dans l’escalier. L’étudiante fit irruption dans la cuisine commune avec les traits tirés, l’allure d’une souillonne et le regard un peu glauque malgré son sourire.
— Salut, tío !
— Je ne sais pas où tu es allée traîner, dit-il pour l’accueillir, mais si tu as faim, il reste des pâtes.
Gabriela se laissa choir sur une chaise. Ses vêtements étaient chiffonnés mais quelque chose avait changé sur son visage, une expression qui n’avait rien à voir avec la fatigue d’une nuit visiblement trop courte.
— Alors, comment ça s’est passé avec l’avocat ? demanda Stefano.
— L’impression de sortir d’une lessiveuse, dit-elle en reluquant la casserole.
— Tu aurais dû enlever ta robe.
— Je n’ai pas eu le temps, ha ha, rit-elle platement.
Gabriela attrapa le reste de bolognaise, entortilla les petits reptiles autour de sa fourchette.
— On a eu le résultat des analyses tout à l’heure, annonça-t-elle. La cocaïne est quasi pure. Quatre-vingt-dix-huit pour cent, d’après le flic des narcotiques.
— La coke d’El Chuque ?
— Mm, mm, fit-elle, la bouche pleine.
— Comment cette petite racaille peut se trimballer avec un produit pareil dans les poches ? s’étonna Stefano.
— C’est aussi la question qu’on se pose. Et d’après le copain flic d’Esteban, cette coke est un vrai danger public. On n’a pas de preuves pour le moment, mais ça expliquerait l’hécatombe parmi les jeunes de La Victoria.
Le visage du projectionniste ne finissait plus de s’assombrir. Cette nouvelle changeait tout. Stefano pensa à cette petite crapule d’El Chuque croisée à la décharge, à Enrique, à son père qui n’avait plus que ses yeux pour pleurer. Comme son vieil ami curé, tout ce malheur le rendait combatif.
— Je vais appeler Patricio, annonça-t-il. Et Cristián. Flics ou pas, on ne va pas laisser cette saloperie inonder le quartier sans réagir.
Gabriela acquiesça énergiquement tout en mâchant ses pâtes — manger lui redonnait vie.
Señal 3 émettait à sept kilomètres à la ronde. Un camion blindé était venu une nuit, des carabiniers basés dans un autre quartier qui, pour se venger d’un reportage de Gabriela peu flatteur pour les forces de l’ordre, avaient saccagé les locaux de la télé communautaire ; Cristián avait à peine eu le temps de sauver l’ordinateur central.
Les relations avec les représentants de l’État étaient tendues mais si l’ordinaire bonne humeur de Cristián désamorçait les mines qu’on lui mettait sous les pieds, l’inhumation d’Enrique avait fait taire le seul média qui s’adressait aux habitants de La Victoria. En passant chez lui avec Gabriela, le père Patricio avait tout remis en cause…
Un barda de câblages et de micros était disposé sur le plateau d’enregistrement. Des affiches couvraient les murs, des lieux de productions artistiques associés à Señal 3 à travers le monde, Copenhague, Brest, Bogotá… Patricio se tenait derrière la table où l’on présentait le journal du soir, un peu nerveux malgré le bâtard à poil beige allongé à ses pieds, la queue fouettant le sol. Le curé avait écrit son texte à la va-vite pendant que Gabriela aidait Cristián à brancher ses machines. Patricio ne connaissait rien à la technique — excepté Dieu, son auditoire était physique —, enfin, il avait compris l’essentiel, regarder la caméra et prendre son temps pour exposer la situation aux téléspectateurs. Pour le son, tout était OK.
Le générique défilait avant l’allocution. Le curé relisait son texte pour la dixième fois, le trouvait ampoulé, sans rythme… Le trac.
— Tu es prêt ? lança Cristián depuis sa console.
Le curé fit signe que oui. Moins stressé, Fidel ronflait à ses pieds… Gabriela, qui avait eu Esteban au téléphone, alluma sa GoPro tandis que le rédacteur envoyait le top.
« Bonsoir… Ce message s’adresse aux habitants de La Victoria et de ses alentours, aux jeunes qui consomment de la drogue, aux parents, à vous, simples citoyens… Nous savons aujourd’hui que de la cocaïne pure est en circulation à La Victoria, et peut-être dans d’autres poblaciones. Cette cocaïne concentrée, même inhalée, peut entraîner la mort, surtout si elle est mélangée à l’alcool ou prise par des personnes de santé fragile. Autant que vous puissiez m’entendre, ne touchez pas à ce poison, il en va de votre vie. Parlez-en autour de vous, à vos enfants, à vos amis : cette cocaïne peut être mortelle… Mais ce message est aussi un message d’espoir et de justice. Face à l’incurie de la police, un avocat s’est engagé à défendre gratuitement les familles des victimes, les jeunes Claudio, Paco, Juan, Enrique. Ce dernier, qui comme vous le savez sans doute est le fils du rédacteur de cette chaîne, Cristián Olivera, sera inhumé vendredi midi au cimetière de La Victoria. Une oraison funèbre sera prononcée demain en son honneur, à l’église de la rue Eugenia Matte, à deux heures précises. J’invite à cette occasion les familles des victimes à se joindre à nous, afin que nous défendions ensemble le seul or qu’il nous reste, nos enfants, et que nous leur rendions la justice qu’ils méritent… L’avocat pénaliste Maître Roz-Tagle sera présent à la cérémonie en mémoire d’Enrique : il vous expliquera comment vous pourrez vous porter partie civile et déposer plainte collectivement auprès de la police. Il ne vous en coûtera rien, je le répète. Il faut que ce trafic cesse avant que d’autres jeunes succombent au fléau. Nous comptons sur vous, sur votre solidarité, pour que quatre enfants de La Victoria ne soient pas morts pour rien… Venez nombreux, et en paix. Et que Dieu vous garde… »
Nicole Kidman, en robe de soirée, urinait devant son benêt de mari, un médecin qui ne voyait que lui dans le miroir de la salle de bains : la séance d’Eyes Wide Shut venait de commencer quand Gabriela rentra au Ciné Brazil.
Il avait fallu monter un plan de bataille en express pour convaincre Cristián de rouvrir l’antenne de Señal 3 et tout le monde avait joué son rôle. Joint au téléphone, l’avocat avait dit oui à tout : sa présence à l’oraison funèbre d’Enrique, les familles de victimes qu’il y rencontrerait autour du rédacteur, la plainte collective qu’il déposerait en leur nom. Esteban avait même une idée dont il parlerait ce soir — rendez-vous chez lui à huit heures.
Gabriela grimpa l’escalier de service quatre à quatre, chargée d’électricité. Son corps réclamait du sommeil mais après les événements survenus ces dernières vingt-quatre heures, il n’était plus question de dormir. Encore une heure à tuer avant de rejoindre Esteban à Lastarria ; Stefano accaparé par la projection du soir, elle retrouva sa chambre, mit le ventilateur en branle pour brasser l’air du réduit, troqua son jean contre une jupe courte et un chemisier qu’elle trouvait classe, se maquilla légèrement pour souligner le noir de ses yeux. Puis elle brancha sa caméra sur l’ordinateur de son bureau et transféra les rushes des images tournées depuis la veille.