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Une haine sourde lui remonta des entrailles, comme un lointain écho de sa jeunesse… du MIR. Leurs illusions. Tous ces combats perdus qui constituaient sa vie. Mais on n’enterrait pas le passé : il lui revenait même en pleine face.

* * *

Si certains groupuscules anarchistes faisaient encore sauter une bombinette de temps en temps, il était loin le temps où les guérilleros du Frente Manuel Rodríguez prenaient pour cible les symboles de la dictature — l’attentat raté contre Pinochet, l’assassinat de Guzmán, son conseiller en matière politico-juridique. Il n’y avait plus d’armes dans les caches du MIR disséminées sur le territoire : la révolution à venir ne serait pas politique comme il l’espérait, mais technologique.

Stefano avait racheté le vieux cinéma du quartier Brazil au début des années 2000, celui où il avait trouvé refuge en fuyant la Moneda en feu. Le jeune militant y avait caché son P38 Parabellum avant de se rendre au rendez-vous fatidique. Le cinéma n’était plus qu’une friche aux vitres cassées quand Stefano l’avait acquis, mais le pistolet était toujours là, dans la bouche d’aération de la cave qui lui servait de planque, comme neuf après son séjour dans la graisse. Souvenir de guerre, relique, nostalgie d’une époque où tout n’avait pas été dévoyé, Stefano ne s’était pas résigné à s’en débarrasser…

Il était minuit dans le hall du Ciné Brazil. Le Portrait de Dorian Gray venait de clore la dernière séance, la version noir et blanc d’Albert Lewin évidemment, avec Hurd Hatfield et George Sanders. Près de la caisse étaient exposées ses machines argentiques, merveilles mécaniques d’un autre temps. L’entrée de la cave se situait un peu plus loin, sur la droite. Stefano alluma la lumière et descendit les marches de pierre brute, chassant quelques souris curieuses. Il faisait frais, humide, avec cette odeur qu’il n’avait jamais oubliée pour y avoir passé un mois confiné, la peur au ventre… Il dépassa l’étagère où s’entassait son fourbi, les bouteilles de vin alignées qui constituaient sa réserve, saisit le tabouret qui traînait là et le posta sous la bouche d’aération. Son genou grinça quand il se hissa. Enfin, il dénicha la boîte métallique cachée là et l’ouvrit après avoir ôté le scotch qui en scellait les bords. Son vieux P38 Parabellum baignait dans la graisse, avec des balles.

L’arme, non marquée, avait servi aux braquages du MIR avant l’avènement d’Allende. Stefano remonta à la cuisine pour nettoyer le pistolet, démonta chaque pièce avec un soin maniaque, vérifia son fonctionnement.

Il n’avait plus jamais manipulé d’armes mais ce n’est pas ce qui l’inquiétait : dans le groupe de protection du président, il n’y avait que Manuela à tirer mieux que lui.

2

« Cañete 10 km », affichait la pancarte en bord de route.

Le cœur de l’Araucanie…

Le Gulumapu à l’ouest des Andes et le Puelmapu à l’est formaient le Wallmapu, l’ensemble des territoires mapuches. Gabriela avait quatre ans quand sa famille, chassée de leur ferme argentine par une transnationale du textile, avait migré au Chili, dans la communauté de la machi Ana. Elle n’avait connu que ce bout de terre, quelques dizaines de maisons éparpillées dans la forêt au pied du lac Lleu-Lleu, sur les contreforts de la petite cordillère où avaient vécu leurs ancêtres. La pauvreté y était imprégnée comme l’eau à la boue, la colère omniprésente, mais sourde à la répression et aux rugissements des camions qui enflaient autour d’eux. Gabriela avait les soucis de son âge : à six ans, elle grimpait chaque soir la colline avec son père, contemplant sans le savoir cette liberté qui hantait son peuple. Chaco profitait de rentrer les animaux pour lui apprendre le mapudungun, leur langue, sans quoi rien n’existait. Il décrivait le paysage autour de leur maison, Gabriela répétait machinalement les mots pour les mémoriser, plus intriguée par les mouvements de sa baguette qui, fendant l’air, dirigeait les bêtes. Chaco était fier de ses enfants, et la plus jeune, Gabriela, avait déjà une mémoire et des dons d’observation étonnants pour son âge. La machi Ana l’avait vite remarquée — cette enfant n’était pas ordinaire.

Très tôt, sa tante lui avait enseigné l’Admapu, les prescriptions et coutumes de leur peuple. Elle lui avait parlé de l’intelligence de la matière qui entrouvrait le chemin de la transcendance, le franchissement des frontières invisibles que les chamanes cherchaient dans ce miroir aveugle aux yeux des winka, ces amputés du monde frappés de certitudes qu’ils étaient tenus de suivre le doigt sur la couture. La vieille femme lui avait appris la pensée métaphorique et cosmique de ceux à qui on avait laissé le choix entre le glaive ou la croix, leur longue résistance contre l’envahisseur, le pouvoir des machi qui avaient le don de communiquer avec la Terre. Elle lui avait parlé de ça et de bien d’autres choses encore, dont Ana gardait le secret pour le jour où sa jeune disciple prendrait sa suite. Oui, cette petite avait le don : celui de parler à la Terre.

Gabriela brûlait, qui d’autre le savait ?

La camionnette de Stefano peinait derrière les camions de transport de bois, plaie lourde sur l’asphalte gondolé. Absente depuis près de trois ans, Gabriela eut du mal à reconnaître le paysage ; les exploitations de pins et d’eucalyptus avaient encore gagné sur la forêt, scalpant les collines en d’édifiantes coupes claires qui défiaient l’horizon. Des rangées d’arbres monotones avaient remplacé les espinillos à fleurs jaunes de son enfance, visions désolées qui l’escortèrent jusqu’à Cañete, dernière ville avant le lac Lleu-Lleu.

Gabriela avait dormi une poignée d’heures à Lota, déposé un baiser sur le front enfiévré d’Esteban avant de prendre la route du sud. Un nuage noir la suivit sur le chemin de sa communauté, là où elle avait grandi et ne voulait plus vivre. Ses parents habitaient de l’autre côté de la colline, à une demi-heure de route. Elle résista à l’envie de les voir, ne croisa bientôt plus que des champs et de petites exploitations agricoles. Un cheval broutait derrière les barbelés, les cailloux ricochaient contre le bas de caisse ; Gabriela roula le long de la piste, vit l’étendue d’eau limpide qui écartelait les collines et ralentit, un peu plus écœurée. Le flanc est du lac avait été défiguré, la forêt originelle remplacée par des pins au garde-à-vous, identiques, soldats de bois d’une industrie cent pour cent winka

Un paysan mapuche qui cuisait sous son chapeau la regarda passer, indifférent à la poussière rouge que soulevait la camionnette. Gabriela reconnut enfin les grands araucarias centenaires, les arbustes à fleurs, la clôture de bois au blanc écaillé et le chemin ocre qui menait chez la machi.

La ferme de sa grand-tante n’avait pas changé. Le vieux chalet en bois sur un terrain en pente, les clapiers, les pommiers avec lesquels on fabriquait la chicha, la grange branlante qui abritait la scierie ; il n’y avait ni véhicule ni engin agricole, juste quelques poules blanches en liberté dans la cour de terre battue et les chiens, compagnons ancestraux des Mapuches, qui les premiers donnèrent l’alarme. Ils étaient trois, deux frères vindicatifs et Pepita, une femelle beige aux yeux mouillés qui, comme le reste, commençait à dater.

La forêt s’étendait derrière la ferme, sur la partie préservée du lac ; Gabriela remonta le terrain en pente sous l’œil hoquetant des gallinacés. Alertée par les aboiements, une femme apparut sur le seuil de la maison. Elle fit taire les chiens, jaugea l’intruse dans la lumière vive du crépuscule, la main sur le front pour mater les rayons orangés.