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— C’est moi, Gabriela ! lança la jeune femme en castillan.

Petite pomme fripée, la machi Ana portait un curieux accoutrement — de gros godillots de cuir dur, de lourds colliers d’argent et une sorte de robe de poupée rose et bleu grossièrement coupée dans laquelle son squelette paraissait flotter. Son visage s’éclaira quand elle reconnut Gabriela et elle descendit les marches branlantes du chalet.

— Mari mari, Ana !

— Mari mari !

La machi ne mesurait guère plus d’un mètre quarante et ses os semblaient de verre dans les bras de Gabriela. La grand-tante sentait l’alcool et la cigarette — pas de cérémonie sans offrandes —, ses petits yeux bruns enfoncés dans un visage aux ravines-fleuves. À moitié ivre, elle retenait son trop vieux dentier qui menaçait de sortir de sa bouche.

— Comment vas-tu ?

— Bien, mentit l’étudiante.

— Viens, viens, entre !

Ana souriait de toutes ses rides, heureuse de revoir sa fille spirituelle. La machi traîna ses godillots jusqu’au chalet, accrochée au bras de Gabriela. Son mari, un petit père aux cheveux blancs sous son sempiternel chapeau, leur adressa un signe en passant au bout du chemin.

— C’est ça ! renvoya-t-elle comme un ordre. Reviens tout à l’heure !

Ana voulait rester entre femmes. Elle installa la revenante dans la cuisine, prépara le maté en prenant selon la coutume des nouvelles de leur famille. Vaisselle propre empilée sur l’évier blanc, chaises de paille autour de la toile cirée, le temps s’était arrêté dans la maison d’Ana. Le confort était minimal, eau courante, électricité et un vieux poste de télévision qui les raccordait au monde. À quatre-vingt-douze ans, la chamane de la communauté avait cinq enfants et dix-huit petits-enfants disséminés dans les collines : leur lignage se croisant, le premier échange prit un certain temps. Gabriela répondait de manière mécanique avant d’exprimer le but de sa visite. Le dentier d’Ana claquait entre ses frêles mâchoires, les années l’avaient un peu plus ratatinée sans rien changer à ses mystères.

— Je t’ai vue souvent en rêve, dit-elle bientôt. Hum, hum… souvent… hum… Après chaque tremblement de terre !

— Ah oui ?

— Oh, oui ! Le dernier a été terrible ! dit-elle en resservant du maté dans les tasses ébréchées. L’armoire est tombée dans la cuisine, un bruit de tonnerre, maintenant toute la vaisselle est cassée !

Elle désigna le vaisselier, effectivement en miettes.

— Seules les bassines en plastique ont tenu le choc, ajouta Ana, les yeux brillants de malice ou d’alcool. Mais c’est fini maintenant. Hum hum. Il y aura encore des répliques pendant six mois… Encore six mois ! assura la machi.

— Si tu le dis.

Gabriela voulait faire bonne figure avant de lui parler mais le regard de la vieille femme la transperçait. Sous ses airs goguenards, elle ne semblait pas trop surprise de la voir.

— Alors, s’enquit Ana, tu es revenue pour longtemps ?

— Non… Non, je suis juste de passage.

Elle baissa la tête. Le poids des catastrophes.

— Il se passe quelque chose, hum ? relança la tante.

— Oui… Oui.

— Eh bien, l’encouragea-t-elle.

On entendait les poules caqueter dehors.

— J’ai besoin de toi pour soigner quelqu’un, dit enfin Gabriela. L’homme que j’aime. Esteban, c’est son nom, un avocat de Santiago, mêlé malgré lui à une histoire de meurtres. Des gens ont essayé de le tuer. Il est dans le coma depuis hier et la médecine winka est impuissante… Un vieil ami aussi a été assassiné, ajouta Gabriela en fixant sa tasse vide. Je ne sais pas ce qui nous arrive, mais je ne veux pas perdre un autre être cher.

La machi l’observait, fantôme nervuré derrière la toile cirée. Elle tritura ses bracelets d’argent sans mot dire.

— Il s’est passé des choses étranges ces derniers temps, poursuivit Gabriela. Comme… des rêves éveillés. Ou des actes inconscients… Esteban en fait partie. Je ne sais pas pourquoi, ni comment l’interpréter, mais nous sommes liés lui et moi, j’en suis sûre. Je veux dire au-delà de l’amour… Il faut qu’il vive. Son âme est malade… Depuis longtemps sans doute. Elle s’est échappée de son corps mais il faut qu’il vive, répéta-t-elle. Que je le retrouve, coûte que coûte.

Le tic-tac d’un réveil en plastique sur le meuble de la cuisine singeait les pendules d’antan.

— C’est pour ça que tu es venue ? demanda la vieille femme. Pour sauver ce garçon ?

— Oui… J’ai besoin de ton aide. Je suis perdue…

Une larme coula sur sa joue, la première depuis leur fuite de Santiago. Elle était tiède, avec un sale goût de désespoir. Gabriela l’effaça du revers de la main sans se sentir mieux.

— Ne t’en fais pas, soupira sa grand-tante. Le feu va passer… Demain, ajouta-t-elle. Tu viendras avec moi demain. (Sa main famélique caressa ses doigts.) Pour le gllellipum…

* * *

Guerriers de l’invisible, les machi étaient en relation directe avec la Terre et les esprits ancestraux. C’est ce cordon ombilical qui leur permettait d’interpréter les signes des volcans. Maîtres des symboles cosmiques et des itinéraires métaphysiques, ils pouvaient retrouver les âmes malades, restaurer le temps mythique et heureux de l’aube de l’humanité. Les machi inspiraient crainte, respect et aussi jalousie. Certains membres de la communauté leur reprochaient de monnayer leurs talents de chamane auprès des winka mais tous se méfiaient de leur pouvoir. Les femmes associées à la sorcellerie représentaient le côté noir, froid et morbide, quant aux rares machi hommes, revêtus de robes lors des cérémonies, ils n’étaient pas totalement considérés comme masculins, voire suspectés d’homosexualité. La grand-tante de Gabriela n’en avait cure : la misère était chronique chez les Mapuches, les racontars et les rumeurs des chiens dans la boue…

— Tu as les cigarettes ? demanda Ana.

Gabriela ouvrit le paquet pour qu’elle se serve.

Elle avait déjà assisté la machi lors de ses transes. Elle avait entendu les mots secrets, ceux qui abattaient les barrières entre le rêve et la réalité immédiate, ouvraient des portes vers les mondes habités par les dieux, les esprits et les morts : les mots qui guérissaient. L’âme d’Esteban avait fui son corps, errant quelque part entre la vie et la mort. C’est elle que la jeune Mapuche venait chercher sur ses terres.

Le vent du matin était frais dans la cour de la maison. Gabriela avait mal dormi, des rêves bossus, et la mixture d’Ana la réveillait à peine. Celle-ci tira trois cigarettes du paquet, qu’elle disposa sur une marche du rewe, le totem de bois sculpté. Il y en avait cinq, des marches comme des encoches qui menaient à une petite plate-forme où la machi grimpait lors des transes et tournait en défiant la pesanteur. Elle s’agenouilla, ajusta son serre-tête, un trarilongko d’argent, saisit le kultrung, le tambour mapuche, et commença à frapper en rythme.

Un yeyipum, la cérémonie ultime, pouvait durer trois jours, avec des prises de parole ; le gllellipum quelques heures seulement, selon la qualité des gens présents autour du rewe et le mal à traiter. Ana avait revêtu un châle, un ükülla rouge et noir, et un trapelakucha, un collier pectoral lui aussi en argent ; Gabriela s’agenouilla près de la vieille femme, qui frappait tel un métronome sur son tambour, au milieu des poules et des chiens indifférents.