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La machi annonça le début de la séance dans leur langue, adressa quelques mots à Ngünechen, avala une gorgée de vin et se mit à chanter. Sa voix était belle et puissante, une voix de welfache, de guerrière soufflant sur le vent et qui chantait pourtant, lancinante. La voix du temps des âges, hypnotique. Gabriela se laissa aller et, au fil de la mélopée, lentement, se sentit partir… Les esprits l’avaient visitée toute la nuit, maintenant la voix de la machi la capturait : le rythme du tambour, les bouffées de cigarette qu’elle aspirait et dispersait autour de son visage raviné, les incantations, les mots incompréhensibles aux sens winka, le feu et la Terre qui l’enveloppaient comme une écorce, le chant qui reprenait, toujours le même, toujours plus fort, souffrance, mort, résurrection, sa tante agenouillée devant le rewe, la terre battue de la cour, les boucles d’argent qui s’agitaient sur son front, petite momie colorée appelant les forces telluriques, et puis le froid mordant du matin, les appels incessants des esprits protecteurs face au monstre qui approchait, museau fumant, sous les ordres du tambour. Gabriela oublia le noir sous ses paupières closes et le monde bascula.

Il n’y eut bientôt plus de poules, de chiens réfugiés sous la grange : la rosée avait coulé sur Gabriela comme un élément liquide, impondérable. La voix de la machi aussi avait disparu, partie sous terre réveiller quelque dieu volcan, la laissant seule avec le monstre… Gabriela fit un voyage mystique : elle n’était plus agenouillée dans la cour mais jetée dans les rouleaux de Quintay, cette nuit où elle aurait dû mourir. Elle suffoquait sous l’eau, se débattait en gestes désespérés pour échapper au courant, remontait à la surface, succession de miracles happés comme autant de goulées d’air. Elle affrontait les flots démontés sous la lune, le Monstre revenu pour elle, elle affrontait la force sombre de Kai Kai, le serpent du fond des mers qui depuis la nuit des temps s’opposait à Ngünechen. Un combat fabuleux : Gabriela se revit dans les vagues, boxée par les bras surpuissants qui voulaient l’abattre, l’attirer vers les grands fonds, la noyer. Il n’y avait pas de providence à attendre, de salut.

Un nuage blanc passa dans son esprit. Une série d’anamorphoses au brouillard aveuglant qui la tinrent en haleine.

Elle vit un âne ricanant sous des parois de sel craquelées.

Elle vit Enrique, vivant, qui mâchait de la terre.

Elle vit un homme au loin, à la cuirasse luisante.

Elle vit sa mère, Karla, embrasser un autre que son père.

Elle vit un étudiant se faire tabasser contre une porte cochère.

Elle vit Camila et son éclat de rire cristallin qui semblait se moquer de leur amour raté.

Elle vit un prisonnier nu couvert d’excréments et le rabot que lui passaient ses geôliers pour l’écorcher vif.

Elle vit les yeux d’une araignée, six, en gros plan, avant qu’ils ne partent en fumée.

Elle vit un couple aux voix désynchronisées qui n’arrivaient pas à s’entendre.

Elle vit son frère Nawuel, le werken du Conseil assesseur indigène, poussé de force dans un hélicoptère des Forces spéciales, le souffle des rotors chassant les vieux et les enfants.

Elle vit un désert blanc et la cité lacustre au bout de la lagune.

Elle vit Esteban tenant à la main une rose ensanglantée.

Elle vit le père Patricio et son sourire sans dents sur les papiers gras d’une décharge.

Elle vit une jolie jeune femme aux cheveux courts, en noir et blanc, qu’elle ne connaissait pas.

Elle vit la tombe de Víctor Jara et le drapeau mapuche qui flottait dans la brise d’un ciel d’été.

Elle vit sa sœur tenant son bébé et l’homme qui les caressait.

Elle vit le serpent du fond des mers, qui lui chuchotait son nom maudit à l’oreille.

Elle vit le Mal, droit dans les yeux.

Les poils de Gabriela se hérissèrent. Le noir se fit soudain : dédoublée, flottant maintenant au-dessus de la plage, esprit-oiseau, elle vit Esteban qui remontait le chemin vers le bois où ils avaient garé l’Aston Martin. Il tournait le dos à l’océan, sa GoPro à la main, la laissant seule affronter leurs démons. Son amour la trahissait. Il l’abandonnerait, à la première occasion. Leur temps s’était désaccordé. Gabriela tomba des nuées, sur le sable mouillé. Une vague plus grosse s’écrasa sur les coquillages et le Monstre réapparut, plus terrifiant encore : il la tira en arrière et la renvoya crue dans l’écume tourbillonnante. Emportée par la lame, Gabriela fut précipitée, littéralement pressée sous les tonnes d’eau qui l’écrasaient. Un froid intense la saisit. La joue plaquée contre le sable, manquant d’air, les courants l’aspiraient par le fond. Son sang se glaça : elle était revenue à la première scène, quand elle se débattait dans les rouleaux. Elle vivait en boucle le même cauchemar. Un poids énorme comprimait sa poitrine, l’oxygène accumulé allait la faire exploser, ou la pression de l’océan. Elle sentit la mâchoire du serpent sur sa nuque, l’étau douloureux qui concassait ses os. Elle tenta de remonter à l’air libre, avec les derniers gestes inutiles des noyés, mais elle perdait pied. L’air se raréfia dans ses poumons, puis soudain le froid se dissipa.

La nuit aussi.

Un soleil crépusculaire tombait maintenant sur l’horizon.

Gabriela était de nouveau face à l’océan mais le décor avait changé : des dunes blondes se dessinaient dans les embruns, les vagues assommaient la plage vide mais la menace s’était éloignée… Une douce chaleur s’empara de son corps, pierre volcanique, repoussant le Monstre dans ses froids abysses. La peur qui l’étreignait s’envola dans la brise marine, comme un mirage. Où se trouvait-elle au juste ? Gabriela sentait une présence autour d’elle, une aura fantôme qui approchait. La chaleur ne la quittait pas, elle grandissait même… Son cœur se gonfla, sûr, puissant : la silhouette d’Esteban apparut sous la bande nuageuse. Le vent la faisait frissonner, les vagues se fracassaient sous l’horizon au crépuscule, mais il était vivant. Elle l’avait ramené à la surface du monde.

Elle l’avait ramené d’entre les morts.

Le tambour s’était tu quand la Mapuche reprit corps avec la réalité.

Une heure avait passé, ou cinq. Gabriela se tenait toujours à genoux au pied du rewe. Une bruine tombait sur la cour de la ferme, où les chiens s’étaient dressés sur leurs pattes : aucun n’aboyait mais tous la fixaient, sentinelles immobiles, les yeux terrifiés…

3

Des oiseaux chantaient à tue-tête dans le jardin de l’ancienne maison de maître. Le soleil perçait les meurtrières des persiennes, une avancée de printemps passé pourtant depuis longtemps.

Esteban ouvrit un œil et reconnut la chambre où on l’avait amené, la lampe de chevet avec ses cadavres de mouches sèches, la tapisserie jaunie et à demi déchirée où son délire lui révélait des formes alambiquées — guanacos, renards, créatures ailées planant sur les volcans… L’esprit de l’apprentie machi venu le visiter ? Des images brouillées jaillissant pêle-mêle de son cerveau comateux ? Esteban avait la tête en feu, un calvaire à genoux qui lui tirait des migraines antiques, le jour par les persiennes comme autant de flèches dans son crâne. Un goût de chimie pataugeait dans sa bouche asséchée. Codéine. Depuis combien de temps était-il là ?