Il se souvenait à peine de son arrivée à Lota, les images et les sons s’étaient fait la malle, ne laissant qu’un esprit vide creuser sa propre tombe. Il vit sa main droite engoncée dans une attelle à plusieurs branches, ses doigts tordus, brisés, douloureux… Dans les réminiscences comateuses qui avaient suivi l’agression, Esteban se remémorait le visage de Gabriela et lui qui s’efforçait de sourire à l’arrière de la voiture au cas où il faudrait mourir. L’étudiante lui avait sauvé la vie, elle avec qui il avait fait l’amour, chez lui, il y avait mille ans… Entre les deux il y avait eu le meurtre d’Edwards, celui du père Patricio, la cervelle de Grazón qui mouchetait le mur carrelé de sa salle de bains, le regard de Luis dans la cuisine qui cherchait encore à s’excuser alors qu’on allait le tuer, l’expression de terreur sur son visage quand la brute l’avait abattu de sang-froid…
Un bout de plâtre se détacha du plafond, tombant sur la moquette en accordéon de la chambre. Les morts se relevaient, et venaient frapper aux portes. Esteban vivait par séquences, des bout-à-bout arrachés au néant, quand un éclair noir le frappa. Un souvenir effrayant jaillissait de son cerveau : cette nuit à Quintay, sur la plage, le trou noir dont ils étaient sortis hagards et amnésiques… Un flash insensé venait de remonter à sa conscience, un monde fantasmagorique, parallèle, où il voyait Gabriela se jeter dans les vagues énormes : ou plutôt il se voyait la filmer, sa caméra à la main, alors que l’écume la submergeait. Des images refoulées, sinistres.
Esteban eut un moment de panique. C’était comme s’il avait filmé sa noyade… Quelle idée horrible… Mais il n’avait pas rêvé. La robe de Gabriela était moite quand ils s’étaient réveillés, ses cheveux pleins de sable. Elle s’était bien baignée cette nuit-là… L’avait-il poussée à se perdre dans les rouleaux ? Avait-il tenté d’assassiner la seule femme aimée ?
Les oiseaux chantaient derrière les persiennes de la chambre. Esteban ne savait pas s’il retrouverait un jour l’usage de sa main, jusqu’où son instinct se chargerait de tout anéantir autour de lui, le temps qui lui restait à vivre : il ferma les yeux comme s’il ne devait plus les rouvrir.
4
Le monticule d’ordures s’épanchait au-delà du pare-brise, derrière le grillage défoncé et les remugles de terre sale. Le curé s’était rendu seul à la décharge de La Victoria, et ne s’était pas méfié : Stefano si.
Il assura le cran de sûreté, glissa le P38 sous sa veste de daim élimée et poussa la portière de la voiture louée plus tôt. Pas un chat à l’horizon : Stefano marcha vers le no man’s land, le moral comme les nuages sur la barre d’immeuble… Labyrinthe de béton ouvert à tous les vents, le bâtiment constituait un refuge idéal pour la bande d’El Chuque qui, en cas de descente de police, pouvait facilement s’échapper : ça pouvait aussi être une planque pour le petit Toni.
Stefano dépassa le tas de déchets qui trônait au milieu de la décharge, la plaque de tôle ondulée et les bouts de ferraille nécrosés disséminés çà et là, pénétra enfin dans l’immeuble désaffecté, sur le qui-vive. Le vent courait dans les couloirs humides. Il explora le rez-de-chaussée, guère aidé par la lumière du jour, sans détecter aucun signe de vie. Le projectionniste grimpa l’escalier, arpenta les étages avec précaution, découvrit bientôt les vestiges d’un squat au quatrième : couvertures, sacs de couchage, réchauds, casseroles, boîtes de conserve… Le campement d’El Chuque et sa bande avant leur massacre ?
Il y avait des chaussures parmi leur barda, dont plusieurs paires appartenaient à des enfants…
— Toni ?
Sa voix rebondit sous les voûtes, en vain. L’immeuble semblait déserté. Ou Toni jouait à l’anguille avec lui. Stefano rebroussa chemin, dans l’expectative. Le gamin avait dû vider les lieux de peur de finir comme son frère, rejoindre d’autres cartoneros dans une banlieue voisine où il sauverait sa peau…
Un ciel plombé l’accueillit sur le terrain vague, l’odeur chassant tout être civilisé. Stefano observa une dernière fois la décharge, comme si un indice allait jaillir de terre. Il y avait juste ce tas de détritus dont les ailes souillaient la brise, les sacs plastique accrochés dans les angles, ce sol trempé où ses chaussures pataugeaient. Un rat zigzagua entre les rebuts. Puis deux. Trois… Ils n’avaient pas peur de lui, vaquant à leurs occupations comme s’il n’existait pas. De gros rats bien nourris. Stefano surmonta son dégoût pour l’espèce honnie et, du regard, suivit les rongeurs dans le réseau olfactif que constituait pour eux la déchetterie. Plusieurs de leurs congénères furetaient un peu plus loin, autour d’une carcasse de Lada défoncée. Trouée de rouille, elle ne valait pas le déplacement chez le ferrailleur, mais les rats la trouvaient à leur goût puisqu’ils en avaient fait l’entrée de leur repaire.
L’un d’eux se dressa à son approche, plus méfiant que menaçant, avant de reprendre sa ronde affairée. Stefano eut alors un mouvement de recul : un des rongeurs venait de s’échapper de la carcasse en tenant quelque chose dans sa gueule et il aurait juré qu’il s’agissait… d’un doigt. La phalange d’un doigt humain.
Non, tenta-t-il de se convaincre, la vieille peur reptilienne le faisait dérailler. D’autres rats couinaient cependant sous la ferraille… Stefano empoigna le Parabellum, ne tenant pas à affronter ces bêtes à mains nues, de la voix chassa les rongeurs qui curieusement s’éloignèrent. Les plus téméraires se tinrent à distance respectable, attendant qu’il déguerpisse. Stefano rangea son arme et s’accroupit, suspicieux. Il ahana dans le matin gris, repoussa avec peine l’armature de rouille et, après un moment de stupeur, expulsa son petit déjeuner.
Le corps d’un homme était caché sous la ferraille, ou plutôt ce qu’il en restait — les yeux, les entrailles avaient été dévorés par les rats, un festin de chair sous une veste de survêtement rouge elle aussi taillée en pièces. On devinait cependant des cicatrices sur la peau du visage, des marques plus anciennes : ce n’était pas Toni, l’horrible cadavre qui lui mâchait les tripes, mais El Chuque.
Le temps passa sans lui, sans les rats repus, farandole d’épouvante dans le matin blême, sans même l’odeur d’eau croupie qui empuantissait les lieux : trop choqué pour réfléchir, l’estomac retourné, Stefano reflua sans remettre la carcasse en place — à quoi bon.
El Chuque nourrissait les rats. Il pourrissait dans le ventre de la décharge, depuis de nombreux jours à en croire l’état de décomposition du cadavre. El Chuque n’était donc pas l’assassin de Patricio : il avait déjà été liquidé.
Stefano palpa le pistolet sous sa veste, l’œil acéré. L’immeuble désaffecté, les chemins de boue qui ne menaient nulle part, le ciel bas sur l’étendue morne : Stefano gardait une impression de vide trompeur. Il allait retourner à la voiture quand un détail l’arrêta. Il avait plu cette nuit, une pluie battante contre la vitre qui avait rythmé son insomnie, or il n’y avait pas d’eau sur la tôle ondulée à terre : aucune rigole stagnante.
C’était une plaque de deux mètres sur un mètre cinquante. Même usée par les intempéries, elle valait son poids de pesos chez le ferrailleur… Stefano s’agenouilla en gardant le dos droit pour ne pas achever ses vertèbres, repoussa la tôle au prix d’un bref effort et tomba nez à nez avec un enfant. Le visage d’un gamin qui le fixait depuis son trou, effaré.
Stefano laissa choir la plaque sur le côté comme si elle était brûlante. L’enfant n’était pas seul sous terre : ils étaient une dizaine entassés là, des gosses serrés les uns contre les autres, aussi pâles et crasseux que le jour.