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— N’ayez pas peur, les rassura-t-il aussitôt, je suis un ami du père Patricio. N’ayez pas peur…

Les enfants voulurent reculer mais ils étaient déjà acculés aux parois. Depuis quand étaient-ils terrés là ? Leurs paupières clignaient à la lumière pourtant faiblarde du matin. Ils n’avaient pas d’armes, que des réserves d’eau dans un jerrican et des gâteaux à l’huile de palme qui ne calmeraient pas leur faim.

— Sortez de là, les petits, je ne vais pas vous manger ! dit-il pour les encourager.

Stefano arborait son meilleur sourire mais les gamins continuaient de le fixer comme un ogre. Ils étaient sales, couverts de poux et bientôt de vermine s’ils restaient à croupir dans ce trou.

— Qui est Toni ? leur lança-t-il.

— Moi…

Cheveux noirs et raides, Toni était l’aîné, le responsable des petits frères, ceux qui n’avaient pas encore eu le droit d’entrer dans la bande et qu’on chargeait des pires travaux — ramasser les cartons, les plastiques dans les poubelles. Toni remonta à l’air libre, bientôt suivi par le reste de la troupe.

— Pourquoi vous vous cachez ? demanda Stefano. Vous avez peur de qui ?

Toni, bouille noire, garda un silence obstiné. Les visages se crispaient dans son dos.

— Vous savez qu’El Chuque est mort, les relança-t-il, que toute la bande a été décimée… C’est pour ça que vous vous cachez ? Parce que vous avez peur ?… Dites-moi ce qui s’est passé.

Les enfants tenaient leur langue mais ça ne durerait pas — deux ou trois mentons tremblaient sous la bise, prêts à fondre en larmes.

— Vous avez peur de qui ? insista Stefano. Hein ? Dites-moi…

Le plus petit se mit à pleurer. C’était plus fort que lui. Stefano s’accroupit pour être à sa hauteur, prit ses mains noires dans les siennes. Un filet de morve stagnait sous son nez.

— Je te protégerai… Je vous protégerai tous, assura-t-il au gamin. Mais dis-moi ce qui vous effraie.

Des larmes coulaient sur les joues du garçonnet. Stefano le regarda dans les yeux.

— C’est qui ? Hein ? Qui te fait peur comme ça ?

Les autres guettaient sa réponse, apeurés.

— Daddy, lâcha-t-il entre deux sanglots. C’est Daddy qui a tué tout le monde…

— Oui ! relaya un autre gamin.

— Oui ! Il a tué tout le monde ! Avec ses hommes !

Les langues se déliaient dans la foulée du premier aveu.

— Ils ont tué Matis et la bande ? demanda Stefano. El Chuque aussi ?

— Oui ! Et le vieux curé !

Le cœur du projectionniste battit un peu plus vite.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? souffla-t-il. Vous étiez présents ?

Toni acquiesça nerveusement.

— On était cachés. Mais les grands étaient là, avec Daddy. Le curé est arrivé alors que Daddy et ses hommes récupéraient l’argent de la drogue. Daddy a tué le prêtre, et après ils ont embarqué les grands. On n’osait pas bouger tellement on avait peur ! C’est après qu’on a retrouvé nos frères morts, dans un fossé…

— C’est pour ça que vous vous terrez dans ce trou, pour échapper à Daddy et ses hommes ?

— Oui… Oui.

Les plus petits avaient improvisé une cachette sous une plaque de tôle, de peur de finir dans le ventre des rats… Les gosses reprenaient des couleurs en dépit de leur frayeur.

— Qui est Daddy ? demanda Stefano.

— C’est le chef !

— Quel chef ?

— Le chef des carabiniers, dit Toni. C’est lui Daddy !

Stefano blêmit. Popper. L’homme qui avait massacré Patricio à coups de pierre.

* * *

Si la mort suspecte de quelques jeunes de banlieue n’avait jusqu’alors pas défrayé la chronique, les médias avaient fait leurs choux gras du meurtre du curé de La Victoria, figure historique du quartier.

Les adolescents retrouvés étouffés dans un fossé proche de la décharge n’avaient pas arrangé les choses. Éclatement des repères familiaux, délinquance, drogue, homicides, le commandant Domingo avait sermonné les carabiniers. La police chilienne ne badinait pas avec la criminalité et son supérieur avait mis la pression sur le capitaine Popper : il avait intérêt à étoffer son rapport, avec une piste sérieuse pour éradiquer les trafics, calmer la presse avide de sensations et les huiles qui lui demandaient des comptes. Bref, le chef des carabiniers avait pris un savon. Un moindre mal, se disait-il en gagnant sa voiture…

— Bon bowling, chéri ! lança Guadalupe avec son air de poisson rouge.

Sa femme lui faisait signe depuis le perron du pavillon, la tête déjà à son feuilleton télé… Alessandro Popper s’était marié vingt ans plus tôt avec elle, Guadalupe Delmonte, rencontrée un soir de beuverie avec ses futurs collègues, et il l’avait gardée à la maison puisque c’était sa place. Guadalupe était la sœur d’Oscar Delmonte, un élève-officier autrement plus brillant qui ferait carrière dans les douanes. Guadalupe, hanches larges et seins lourds, n’était pas une beauté mais elle avait du répondant au lit et un père haut gradé dans la police à l’heure de la Concertation : sorti bon dernier de l’école de police, Popper avait alors besoin d’un sérieux piston. S’il s’était vite lassé des hanches de jument de la fille, Delmonte père l’avait placé chez les carabiniers pour une carrière lente mais évolutive, sans savoir qu’il échouerait à La Victoria. « Ce quartier de merde. » Popper ne pouvait pas encadrer cette población, qui le lui rendait bien.

Il habitait un lotissement de l’autre côté du pont autoroutier qui délimitait la banlieue rebelle, après la décharge où cet imbécile d’El Chuque avait tenté de le blouser. Le carabinier avait quarante-neuf ans, une vingtaine d’hommes sous ses ordres, dont la moitié était aussi corruptible qu’une banque d’investissement. Alessandro Popper avait bien compris que l’époque était à l’enrichissement personnel, mais La Victoria lui bouchait la vue sur la montagne — celle du fric, que les entrepreneurs locaux et leurs caniches politicards ramassaient à la pelle. Jusqu’à ce barbecue de Noël dans la famille de sa femme… Oscar, son beau-frère, l’avait toujours considéré comme un raté congénital, au mieux avec une condescendance narquoise : sa proposition de collaborer à l’écoulement de la dope avait d’abord surpris Alessandro, puis il avait compris que c’était la chance de sa vie… Popper jouait tout dans cette affaire, son travail, sa retraite, son pavillon, Guadalupe et l’estime de son père qui l’avait pistonné.

Le policier ruminait ses pensées en atteignant sa voiture, une Peugeot achetée d’occasion qu’il changerait bientôt. Il vit alors le mot coincé sous l’essuie-glace. Un billet écrit à la main, truffé de fautes d’orthographe, qu’il déplia et lut à la lumière du réverbère.

« Je sui le frère de Matis. Voyon nous se soir à la décharge. Cé pour la drogue. »

Popper relut le mot, incrédule. D’où sortait ce morveux ? Et comment avait-il eu son adresse ? Il ne savait pas que l’éphémère successeur d’El Chuque à la tête de la bande avait un frère, mais ce dernier avait pu le suivre, ou repérer sa voiture quand il passait devant la décharge en rentrant du commissariat — le lotissement était à moins de deux kilomètres.

Matis avait-il dit à son frère qu’il était aussi « Daddy » ? El Chuque avait-il constitué un trésor de guerre, qui était passé de main en main ?

Le policier n’hésita pas longtemps : il avait une arme dans la boîte à gants de la Peugeot et il ne pouvait pas laisser un témoin pareil dans la nature…