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La nuit tombait derrière le pare-brise. Même la lune était cachée par l’immeuble désaffecté. Popper s’engagea sur le chemin bouillasseux, les phares balayant les ombres au rythme des suspensions fatiguées. Il dépassa une sorte de mare verdâtre où baignait de l’huile de vidange, évita un nid-de-poule et se gara à hauteur du tas d’ordures.

Le carabinier coupa le contact de la Peugeot, attendit quelques secondes, scrutant les alentours. Quelques gouttes de pluie s’écrasèrent sur la vitre. Le frangin devait l’attendre plus loin, au squat de la bande de dealers. Popper vérifia son arme, la nicha dans la poche de son gros blouson de cuir, empoigna sa lampe torche et poussa la portière.

Le ciel, d’un violet presque crémeux, l’accompagna vers l’immeuble de béton. Il entendait de légers bruits autour de lui, comme des rats qui furetaient, frémit en songeant au cadavre d’El Chuque qui pourrissait sous une carcasse… Guidant ses pas à la lueur de la torche, Popper aperçut enfin une silhouette à l’abri de la pluie : un mioche en survêtement avec des chaussures trouées qui ressemblait à Matis, ou au souvenir qu’il en avait. Réfugié à l’entrée du bâtiment, le gamin semblait sur ses gardes. Popper garda la main dans la poche de son blouson, serrant la crosse de son Glock.

— C’est toi le frère de Matis ? lança-t-il en approchant.

Le petit brun grelottait sous son abri de béton, comme prêt à déguerpir.

— Oui, dit-il d’une voix à peine audible.

Le carabinier baissa sa lampe pour ne pas l’effrayer : encore quelques pas et il avait le morveux à portée de main. Dix ans à peine, une gueule noire comme sortie d’une mine.

— Tu voulais me voir ? dit-il d’une voix douce.

— Oui…

— Alors, c’est quoi cette histoire ? Hein ? Comment tu t’appelles ?

Popper dépassa le pilier et soudain entendit le cliquetis d’un chien qu’on arme, là, dans son dos.

— Mets ton autre main dans la poche de ton blouson, ordonna une voix d’homme. Sans toucher à ton arme. Au premier geste brusque, je te jure que je te fais sauter la tête.

La voix se situait à un mètre, derrière son épaule gauche. Popper songea à défoncer le type d’un coup de pied dans le ventre, sentit en une fraction de seconde la présence qui se rapprochait, fit volte-face et reçut un terrible coup à la tête.

* * *

Quand Popper rouvrit les yeux, il était allongé sur une chape de béton et le sang ne circulait plus dans ses poignets. Le carabinier cligna des paupières devant la lampe à gaz qui l’aveuglait. La tête lui brûlait. Il voulut se redresser mais les vertiges et ses mains liées réduisaient sa motricité à celle d’un morse sur la grève. Se dégageant de la lumière à force de jurons, il parvint à se caler contre un pilier, haletant. Il était dans une pièce de l’immeuble abandonné, seul face à un homme aux cheveux blancs qui le fixait comme une martre l’écureuil.

Alessandro Popper mit quelques secondes avant de reconnaître le projectionniste. L’ami du curé. Il avait une vieille pétoire à la main et le regard du type qui savait s’en servir. Le salaud l’avait assommé sans prévenir, lui qui savait se battre, il s’était fait piéger comme un bleu, et se retrouvait maintenant à la merci du vieux gauchiste.

— Tu as encore une chance de t’en tirer, dit Stefano d’une voix trop calme.

— Pas toi, menaça Popper entre ses dents. Tu sais ce qu’il en coûte de s’en prendre à un policier ?

— « Daddy », c’est ça ? Te fatigue pas à nier, les petits m’ont tout raconté. Ceux que les grands protégeaient : Toni, le petit frère de Matis, les autres…

Le visage du paco se figea dans la lueur blafarde.

— C’est quoi ces conneries ?

— C’est toi qui as tué le père Patricio, dit Stefano d’un ton neutre. Et Patricio était mon vieil ami…

Popper sentit le mauvais coup. Personne n’entendrait ses appels dans ce bâtiment désaffecté et loin de tout, il était bien placé pour le savoir. Il voulut se redresser mais Stefano le repoussa du pied.

— Maintenant la règle est simple, Popper : ou tu réponds à mes questions ou tu pourris ici, avec les rats… J’étais avec Allende à la Moneda le jour du coup d’État, ajouta-t-il d’un air rogue, ne me prends surtout pas pour un agneau.

Stefano releva le chien du Parabellum.

— Tu fournissais la cocaïne à la bande d’El Chuque : le but était d’inonder la población ?

Popper vit dans ses yeux que ce malade était capable de le descendre.

— Non… Non, répondit-il, la bande était censée dealer dans le centre-ville sous couvert de cartoneros. Y a pas d’argent à La Victoria pour la coke. Mais cet abruti d’El Chuque en a refourgué dans le quartier, un lot qu’il a volé pendant la coupe sans savoir qu’elle était pure.

— Alors tu l’as liquidé…

Popper cherchait une issue parmi les couloirs humides.

— Et le père Patricio ? (Stefano braqua le P38 sur l’œil gauche du flic.) Hein, pourquoi tu l’as tué ? Réponds !

— Il nous est tombé dessus alors que les dealers récupéraient de nouvelles doses, plaida-t-il mollement. C’était pas prémédité.

— Mais tu l’as tué à coups de pierre pour diriger les soupçons vers El Chuque, qui nourrissait déjà les rats de la décharge. Puis toi et tes hommes avez massacré les autres, devenus des témoins gênants.

Un silence glacé passa entre les murs de béton, seulement perturbé par le souffle de la lampe à gaz. Popper cherchait toujours un moyen de fuir. Il n’aimait pas la voix du type.

— Qui te fournit la cocaïne ? relança Stefano.

— Putain, je prends les enveloppes pour la boucler, c’est tout, grogna-t-il. J’ai pas posé de questions parce qu’ils donneraient pas de réponses !

— Qui ?

— Je te dis que j’en sais rien : les types m’ont jamais donné leurs noms, que des pseudos à la con !

La sueur coulait sur le visage adipeux du flic. L’odeur de la peur.

— Tu mens, Popper… Dis-moi qui te fournit la coke.

Les yeux du paco vaguaient toujours dans l’obscurité de l’immeuble.

— Tu ne t’échapperas pas, prédit Stefano, pas sans mon accord… On va passer un marché tous les deux : tu me donnes le nom de tes fournisseurs et je te laisse filer, ou je t’abandonne aux rats avec une balle dans chaque genou.

Il visa la rotule gauche.

— Putain d’enculé…

— Dis-moi le nom de ceux qui te refilent la came et tu es libre de partir, répéta Stefano sans baisser la garde. Tu as ma parole. Alors ?

Popper réfléchit une poignée de secondes. Il se méfiait du vieux communiste, de son marché de dupe, seulement il était coincé dans ce maudit cube de béton, fait comme un de ces putains de rats, et l’autre allait l’estropier.

— Porfillo, lâcha-t-il comme on mord.

— C’est qui ?

— Le chef de la sécurité du port de Valparaiso.

— C’est là qu’arrive la cocaïne ?

— Faut croire.

Stefano sonda le regard du tueur. Valparaiso était la plaque tournante du commerce maritime, le chef de la sécurité bien placé pour fermer les yeux sur certains containers.

— Ce Porfillo, il a des complices ?

— Je sais rien de plus, fit Popper.

— Comment tu le connais ? Réponds !

— C’est pas moi qui le connais, c’est mon beau-frère.

— Son nom… Son nom ! siffla Stefano, le doigt pressé sur la queue de détente.

— Delmonte…

— Lui aussi est à Valparaiso ?

— Oui.

— Il fait quoi là-bas ? cracha Stefano à sa figure blême. C’est quoi son rôle ?