Porfillo passa Coquimbo, Rio de Janeiro miniature avec sa croix blanche érigée sur la colline, et poursuivit sa route sur la Panaméricaine.
La population se raréfiait à mesure qu’il s’enfonçait dans le désert, quelques granges bancales accablées de chaleur, du vide au kilomètre, un champ d’éoliennes surgissant au sommet des collines, l’air sec dans l’habitacle de la Fiat et toujours cette foutue ligne droite qui l’hypnotisait. Porfillo ébroua sa carcasse, les yeux brûlants de fatigue. L’overdose de café-machine n’en finissait plus de lui tordre le ventre. Il fallait qu’il chie. Une envie pressante. Dans ces cas-là, il pensait à autre chose, sa maîtresse, Mónica, qui s’inquiéterait peut-être de son absence au port, à sa passion pour le football. Le Chili avait été bon lors de la dernière Coupe du monde, il pensait aux buts marqués en serrant les fesses, 3–1 contre l’Australie, 2–0 contre l’Espagne, l’honneur du pays quand ils s’étaient qualifiés pour les huitièmes de finale, puis cette défaite glorieuse contre le Brésil organisateur, 1–1 avant la fatidique série de penalties. Et puis la Copa América…
Une aire d’autoroute se profila enfin. Il ralentit sur la file de droite. La station semblait fermée depuis le vingtième siècle mais il y avait une cahute un peu plus loin qui vendait des viennoiseries et des sandwiches pour les routiers de passage. Porfillo bifurqua et gara la voiture sur l’espèce de parking prévu à cet effet, près des deux gros bahuts qui prenaient le soleil du désert.
Il boutonna sa veste pour cacher l’arme à sa ceinture et poussa la portière de la Fiat. Un vent chaud le cueillit aussitôt.
— Putain…
Il marcha jusqu’aux routiers accoudés au comptoir, qui conversaient à l’ombre du boui-boui. Deux moustachus bedonnants. En cuisine, un édenté et sa femme s’activaient autour du four à micro-ondes. Au menu du jour, pain et fromage fondu. Porfillo s’adressa au vieux sans un regard pour sa pomme pourrie de femme et les deux sangliers qui se détendaient après les kilomètres de poussière avalée.
— Y a des chiottes dans ce palace ?
Le tenancier leva des yeux d’aigle à la retraite.
— La cabane à gauche, dit-il, près du poteau… Doit y avoir du papier.
Les deux types gloussèrent au comptoir, comme s’il y avait quelque chose de drôle, guère perturbés par le regard assassin de Porfillo. Enfin, personne ne fit de remarques sur son pansement rouge de sang. La cabane se situait près d’un poteau électrique assez grossier qui depuis longtemps n’alimentait plus rien. Le générateur de la boutique tournait à plein régime, accolé aux toilettes et sa bonbonne d’eau. Porfillo poussa la porte du réduit en se bouchant les narines.
Il en ressortit quatre minutes plus tard, à peine soulagé. Cet endroit était juste bon pour les porcs. Il fuma une cigarette à l’ombre pour se calmer, commanda des bouteilles d’eau et un de leurs sandwiches minables, qu’il avala malgré tout. Ce putain de doigt arraché attisait sa haine… L’un des routiers portait un tee-shirt à l’effigie d’une marque de bière locale : il désigna à Porfillo la zone située un peu plus loin, en plein soleil.
— Hé ! Z’avez pas vu l’écriteau ?
« Zone fumeur », disait l’affichette, surplombant un cendrier rempli de mégots plantés dans le sable, au milieu du désert. L’ancien agent de la DINA lui renvoya comme un nid de serpents :
— T’as des choses à redire, toi ?
— Oh ! tempéra le routier. Je plaisante !
Pas lui.
Porfillo avait deux automatiques dans le coffre de la Fiat, un pistolet mitrailleur, leurs munitions, une matraque, des bombes lacrymogènes, un gilet pare-balles. Son kit de survie en terrain hostile.
Atacama — 4
Oiseaux couards mais perfides, les caranchos ne s’attaquaient qu’aux animaux nouveau-nés, aux blessés, aux faibles, aux malades — vaches, veaux, lamas, guanacos, des proies faciles, sur lesquelles le rapace s’acharnait avec une cruauté rare. En quelques secondes, les caranchos arrachaient les yeux ou s’attaquaient aux parties génitales, extirpaient les viscères pendant que les femelles mettaient bas, privilégiaient les chairs vulnérables quand l’animal s’y attendait le moins, des assauts effectués par surprise et toujours par-derrière : une terreur, à peine plus gros qu’un corbeau.
Elizardo Muñez en éprouvait une phobie guerrière. Les caranchos avaient massacré ses veaux, retrouvés agonisant dans leur sang, des trous dans les orbites et meuglant tout leur soûl ; ils s’en prenaient même à son âne. Des tueurs en série. Des oiseaux de malheur qui, avec le temps et la dégradation de sa santé, finissaient par le rendre fou. Elizardo les voyait partout, pas seulement dans le ciel quand ils profitaient des courants ascendants, la menace des caranchos occupait tout son espace mental. À quoi bon monter un élevage ? nourrir les rapaces ?! L’ancien mineur en avait la cervelle retournée, comme la mine de son père dont on apercevait encore les vestiges un peu plus bas, au pied du volcan.
L’ayllo de son enfance avait été déserté depuis longtemps, Elizardo restait seul avec son âne et les caranchos qui voulaient sa peau. À cinq mille mètres, un défi à la pesanteur. Heureusement l’Étranger était venu un jour. L’Atacamène avait oublié lequel mais, grâce à lui et ses promesses de dollars, sa vie de montagnard malade et isolé avait changé. Simple gage en attendant les papiers de la vente, l’Étranger lui avait offert une carabine flambant neuve et des boîtes de munitions pour éloigner ces maudits oiseaux. Une aubaine par les temps qui couraient. Depuis, Elizardo les guettait tous les jours, tapi à l’ombre de l’enclos où frissonnait son âne, l’œil acéré vers le ciel, prêt à faire feu… Non, il ne se contenterait pas d’éloigner les caranchos : Elizardo les tuerait. Il les tirerait tous, comme des putains de pigeons.
9
Le soleil flambait sur les montagnes, dégradé rose orangé dans l’air du crépuscule. Le rancho bordait la Vallée de la Lune, à une poignée de kilomètres de San Pedro, et Busquet n’avait jamais vu un spectacle pareil — toute cette caillasse…
Busquet avait grandi à La Serena, mille kilomètres plus bas dans le désert du Nord, une ville jetée dans la poussière où passaient les semi-remorques en déféquant leur gasoil. Busquet avait commencé sa carrière comme leader du Mafia Tuning Club, une boîte de nuit ambulante avec sono dans le coffre ouvert de sa voiture customisée : il partait avec les copains le week-end déambuler dans le centre en quête de chair fraîche et quelques castagnes, pour se faire la main. Le jeune homme avait été vite repéré par les flics locaux, qui lui avaient conseillé de déguerpir du secteur s’il ne voulait pas s’attirer des ennuis, ou de se faire embaucher dans une agence de gros bras — gardien de nuit, videur, agent de sécurité. Busquet avait fait les deux : quitter La Serena pour Valparaiso, où il avait été intégré dans l’équipe de Porfillo au port. Cinq ans plus tard, il se retrouvait chauffeur et garde du corps de Gustavo Schober, un des gros industriels de la région. Un bon job, qui lui faisait voir du pays. La preuve : il n’avait jamais vu la Vallée de la Lune quand le soleil se couche sur l’océan minéral. Ça le changeait des posters de bonnes femmes à poil.