Son père lui avait souvent dit, paraphrasant Edgar Allan Poe : « La meilleure technique pour ne pas être vu, c’est de ne pas se cacher. » Elle avait pris le TGV de 8 h 02 en direction de Lausanne et avait franchi la douane trois heures plus tard. On avait vérifié son passeport, ouvert son sac. Aucun problème. Elle avait emprunté les papiers d’une copine qui lui ressemblait et s’était fait un look banal d’it-girl parisienne : caban bleu marine, jean et bonnet, avec lunettes noires Tom Ford, s’il vous plaît. Des filles comme elle, il en passait une cinquantaine dans la journée. Des petites putes en vadrouille ou de jeunes épouses qui transportaient le cash de leurs millionnaires de maris.
11 h 30, taxi. 11 h 45, check-in à l’hôtel. Le trajet en voiture avait suffi pour qu’elle retrouve cette ville plate et rectiligne qui, bien que descendant en pente douce vers le lac, affichait toujours un air raide et hautain que rien ne pouvait atténuer. Gaëlle aimait la Suisse. Le pays était paré à ses yeux d’une sorte de pureté : celle du fric, de l’altitude, de l’égoïsme fait loi. Elle y voyait une sincérité, une franchise à l’égard de la nature humaine, taillées dans la pierre et l’ardoise.
Pourquoi s’installer dans le même hôtel que l’autre ordure ? Encore son père : « Le meilleur moyen pour qu’on ne te voie pas arriver, c’est d’être déjà là. » Une fois dans sa chambre, elle avait viré le larbin avec un billet de cinquante francs suisses — quasiment l’équivalent en euros — et ouvert sa fenêtre pour respirer à pleins poumons le bon air helvétique.
Elle déjeunerait dans sa chambre puis ferait du shopping dans le quartier du Flon, la nouvelle zone branchée de la ville. Elle traînerait ensuite au spa de l’hôtel en commentant ses emplettes avec les esthéticiennes. Douce, huilée, innocente. Enfin, elle se perdrait un peu dans les couloirs et les étages, afin de repérer les caméras de sécurité de l’hôtel.
Alors 18 heures sonneraient.
L’heure du goûter, mon trésor…
97
Sur la route du retour, Erwan ne desserra pas les dents. Il ruminait les infos qu’il venait de recueillir et tentait de les faire coïncider avec son enquête de septembre. Pas moyen. Insensiblement, Philippe Kriesler sortait du cadre. S’était-il trompé cet automne ?
L’Homme-Clou n’est pas mort.
— On est arrivés.
À travers le pare-brise se découpait l’aérogare dont la toiture ondulée évoquait une grande raie grise. Il pleuvait toujours — le crépitement des gouttes avait la régularité obstinée d’un chronomètre. En sortant de la voiture, Erwan briefa Verny : trouver une escouade de gendarmes, interroger patients et infirmiers de Charcot sur leurs liens et contacts avec Thierry Pharabot et Isabelle Barraire.
— Lassay est d’accord ?
— Il a laissé exercer dans son hosto une psychiatre aussi dingue que ses patients, peut-être complice du tueur de septembre. Pour ne rien arranger, il couchait avec elle. Il n’est pas en position de faire le malin.
Verny ne paraissait pas convaincu.
— Vous savez que j’ai toujours accepté de vous aider, risqua-t-il sur un ton prudent. Même quand nous sommes sortis de la légalité…
— Et alors ? s’impatienta Erwan.
— À l’époque, il y avait tout de même une procédure. Aujourd’hui, il n’y a rien. Pas de délit, pas d’enquête. Comment voulez-vous que je réquisitionne des hommes ? Que je prenne du temps sur mes affaires en cours ?
— Vous me faites confiance ou non ?
— Bien sûr mais…
— Choisissez vos meilleurs gars : retournez l’UMD, secouez le personnel, les patients. Pressez-leur le citron. Voyez aussi du côté des appels, d’Internet. Quelles infos sortent de l’institut et à qui elles sont adressées. Un truc pas clair s’est goupillé entre ces murs et on doit le trouver avant que ça nous pète à la gueule.
Ils se tenaient devant l’aérogare, sous l’avancée du toit qui les protégeait de la pluie. Droit dans le vent, mains dans les poches de son ciré, Verny acquiesçait, sans enthousiasme.
— Surtout, insista Erwan, ne lâchez pas Jean-Louis Lassay.
— Vous le soupçonnez de quoi au juste ?
— Soit d’être très con, soit de nous cacher encore quelque chose.
Verny alluma une cigarette sous sa capuche.
— Vous prêtez beaucoup d’intrigues à cet institut.
— On ne prête qu’aux riches et Charcot a du potentiel. Ils ont abrité un meurtrier à part, une espèce de… (Erwan chercha ses mots, craignant de tomber dans un cliché de série TV, puis y sauta à pieds joints) gourou du mal.
Le gendarme ne bougeait pas, affichant toujours le même scepticisme. Pourtant, il n’avait sans doute pas oublié l’affrontement de Locquirec et la mort d’Archambault. L’idée d’une source noire dans la région sonnait plutôt juste.
— Faites le maximum, conclut Erwan en lui frappant l’épaule amicalement. Je vous rappelle ce soir. De toute façon, je dois revenir très vite en Bretagne.
— Pour quoi ?
— Pour enterrer mon père.
Il pénétra dans l’aérogare et, se dirigeant vers les comptoirs d’enregistrement, composa un numéro sur son portable. Dans la conspiration souterraine de Charcot, il venait de se souvenir d’un acteur possible — une pièce de choix.
— Tonfa ? Erwan. Comment ça se passe ?
— Je n’arrête pas de me faire envoyer chier par des patients de Katz.
Impasse totale. Ces gens étaient protégés par la confidentialité des séances — le conseil de l’Ordre appelait ça le « secret professionnel absolu ».
— Laisse tomber. On a déjà assez merdé. La famille Barraire ?
— Pas passionnant non plus. T’as peut-être déjà vu des enseignes « Domanges » à Paris. C’est quasiment eux qui ont inventé le procédé du nettoyage à sec, au milieu du XIXe siècle, en utilisant d’abord du pétrole puis du trichloréthylène.
À chaque mot, Tonfa semblait au bord du bâillement. Erwan compatissait : même avec un enthousiasme de puceau, on ne pouvait rien foutre avec des informations pareilles.
— Le seul point intéressant est qu’Isabelle Barraire était toujours actionnaire du groupe.
— À combien ?
— Pas moyen de savoir : société anonyme. Mais ses décisions étaient prises en compte.
Ça ne collait ni avec le profil de la psy ni avec le témoignage de son frère, qui avait prétendu ne plus avoir aucun contact avec elle. L’idée qu’elle ait pu participer à une quelconque réunion familiale ou une assemblée générale déguisée en homme paraissait absurde.
Erwan passa à la véritable urgence :
— J’ai du boulot pour toi. En septembre, on a arrêté un des infirmiers de l’UMD Charcot, un dénommé José Fernandez.
— Plug ? Je m’en souviens parfaitement.
Un complice secondaire de la combine des greffes médullaires. Celui qui avait prélevé les cellules sur le cadavre de Thierry Pharabot avant son incinération.
— Je veux savoir s’il est toujours incarcéré ou s’il a été libéré. Aux dernières nouvelles, il avait été transféré à Fleury avant comparution.
Erwan était convaincu que Plug avait lui-même assassiné Thierry Pharabot en novembre 2009, l’étouffant dans son lit pour faire croire à un AVC. Mais sans preuve pour ce délit, on avait dû se contenter d’une mise en examen pour « vol illicite de cellules sur un cadavre » — ce qui ne pétait pas loin. Et encore, ces aveux lui ayant été arrachés sous la violence, un avocat ne ferait qu’une bouchée de cette accusation.
— Y a du nouveau de ce côté ? demanda Tonfa qui paraissait se réveiller.