— Sais pas. Isabelle Barraire avait séjourné à Charcot. Y a sans doute eu un sac de nœuds là-bas. Trouve-moi l’enfoiré et démerde-toi pour que je l’interroge le plus vite possible. Des nouvelles d’Audrey ?
— Non. Elle est pas venue ce matin. Mais avec le savon que tu lui as passé hier…
Personne n’était au courant de la mission qu’Erwan lui avait confiée cette nuit. Si quelque chose avait mal tourné de ce côté, il ne se le pardonnerait jamais.
Autant jouer franc jeu avec Tonfa. En quelques mots, il lui expliqua l’histoire de la villa de Louveciennes. Peut-être rien du tout, peut-être le repaire secret de Katz-Barraire.
— Je l’ai envoyée là-bas cette nuit, avoua-t-il.
— Seule ?
Erwan ne répondit pas. De la pure inconscience. Personne ne savait au juste jusqu’où la folie de la psy avait pu aller ni si elle s’était fait des complices. Il avait envoyé Audrey dans la gueule du loup. Une Audrey gonflée à bloc qui voulait faire la preuve de ses compétences à la marge…
— Note l’adresse, souffla-t-il enfin. 82, rue des Domaines. Tu lâches tout et tu fonces y jeter un œil.
— Je prends du monde avec moi ?
— Favini. Vous me rappelez aussi sec.
— À quelle heure t’atterris ?
— À 17 h 40.
— On sera là pour t’accueillir. Avec Audrey, ajouta Tonfa, sans doute pour alléger l’atmosphère.
En raccrochant, Erwan s’aperçut qu’il venait de recevoir un SMS. Riboise. L’autopsie du Padre était terminée. Sa version confirmée. Bon pour inhumer.
16 heures. Les passagers de son vol embarquaient. Il se pressa en se disant qu’il serait de retour dans les deux jours avec la dépouille de Morvan. Le Vieux leur avait toujours bourré le mou sur leurs prétendues racines celtes. À force de cadavres, Erwan allait finir par devenir breton pour de bon.
98
Château Rappaz, 18 heures. Gaëlle prit l’escalier de service pour monter les deux étages qui la séparaient de la suite de Trésor Mumbanza. Pas de frais de toilette : le meilleur était à l’intérieur. Robe fourreau en stretch noir, talons hauts et boucles d’argent, pochette en strass.
Elle portait également un manteau : ni Mumbanza ni ses hommes ne devaient soupçonner qu’elle séjournait à l’hôtel. Elle était censée venir de l’extérieur, passer le comptoir sans se présenter et monter directement à la chambre. Sa visite était confidentielle — personne ne se doutait à quel point.
D’après ce qu’elle avait pu observer (sa fenêtre donnait sur l’entrée principale du palace), Mumbanza était arrivé avec sa clique aux environs de 16 heures. Monsieur voyageait en grande pompe : une femme ou deux, plusieurs enfants, des nounous, des caméristes, une bardée de gardes du corps — dont, d’après Payol, deux Luba qui ne le quittaient pas d’une semelle. La smala s’était installée au deuxième étage — celui de Gaëlle : elle les avait entendus débarquer dans un vacarme de fanfare. Le général en revanche s’était posé dans une suite du quatrième, la 418, avec vue panoramique sur le lac et les Alpes.
Entre Gaëlle et le Boss (son surnom à Lubumbashi), aucun contact. Payol avait payé Gaëlle à Paris — la moitié des trois mille euros prévus, le reste à son retour. Si on était content de ses prestations, on pouvait toujours lui filer une rallonge de la main à la main.
Quatrième étage. Elle n’était ni nerveuse ni oppressée. Les tentures carmin du couloir lui rappelèrent les décors de Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman — le réalisateur suédois disait que le rouge était la couleur de l’« intérieur de l’âme ».
La 418, couvrant l’angle ouest de l’étage, était proche de l’escalier de service. Pas une caméra de sécurité pour croiser sa route. Deux mastards montaient la garde, l’air de s’ennuyer à mourir. Son arrivée leur offrit une distraction. Ils la fouillèrent sans ménagement, la pelotant longuement et goulûment — après tout, eux aussi avaient droit de goûter à la marchandise.
Un des cerbères ouvrit son sac et en extirpa une enveloppe en plastique.
— On a dit : pas de capote.
— Ce sont des gants de chirurgien.
— Pour quoi faire ?
— À ton avis ?
Le Black gloussa. Il lui rendit sa pochette tout en frappant à la porte. Mumbanza vint ouvrir en personne. Portable en main, il fit entrer Gaëlle sans un mot, visiblement de mauvaise humeur. Elle se mit au diapason et ôta son manteau en silence.
Elle avait enquêté sur le général et vu ses photos sur Internet. La version en trois dimensions était beaucoup plus effrayante : au moins un mètre quatre-vingt-dix pour cent vingt ou cent trente kilos. Elle connaissait ce format — son père — mais le mastard dans sa suite en imposait. En costume sombre, il produisait en se déplaçant des bruits feutrés d’étoffe et des cliquetis discrets — sans doute les clés de tout un tas de coffres. Ses pieds, gainés de chaussures pointues, lui parurent immenses.
Mumbanza pianotait sur son téléphone sans lui prêter la moindre attention. La lumière de l’écran dansait sur ses traits de basalte. Gaëlle ne put se retenir de jouer la provocation :
— Si c’est comme ça, je peux me regarder un film ?
Le Noir parut se souvenir d’elle. Dans ces moments-là, Gaëlle remerciait le ciel d’avoir si longtemps haï son corps. Pas à pas, elle avait vaincu ce mal et gagné sa propre estime. Aujourd’hui, elle aimait le moindre millimètre de ses formes. Ou plutôt elle en était sûre comme un soldat est sûr de son arme. Elle en connaissait l’attrait, la puissance, la violence enjôleuse.
Elle crut que le général allait gueuler mais son visage se froissa en une grimace qui pouvait passer pour un sourire.
— Tu manques pas d’air, toi.
— On a pas tout l’hiver, si ?
Ricanement. Ça y est, l’Africain avait compris à qui il avait affaire. La petite pute blanche insolente qu’il faut mater. Il en salivait déjà.
— Tu veux boire quelque chose ? proposa-t-il en empochant son mobile.
— Champagne.
Il montra la table basse devant le canapé de velours : un seau à glace y était disposé, contenant une bouteille perlée d’éclats scintillants. Au-delà, un lit se déployait, immense comme une arène.
— J’m’en occupe ! fit Gaëlle en saisissant le millésime.
Mumbanza paraissait apprécier les manières de cette fille mais une lueur de sadisme brillait au fond de ses pupilles. Une cruauté nourrie par des siècles d’esclavage, de mépris, de racisme. Gaëlle, avec son petit corps potelé couleur de lait, allait payer pour l’arrogance blanche. Mumbanza n’était pas du genre à lutter pour son peuple. Il voulait simplement retourner le rapport de domination du Blanc à son avantage. Son regard disait : « Je vais te défoncer le fion, cousine, et ça sera à la santé de l’ONU. »
Elle dénoua le fil d’acier qui enserrait le bouchon, feignant une gaieté soudaine :
— Y sont armés tes chiens de garde ?
— Bien sûr.
— Ils peuvent passer la douane avec leurs calibres ?
— Je suis congolais, ma belle.
— Et toi, t’es armé ?
Mumbanza plaça sa main sur sa bite :
— T’en doutes, ma jolie ?
— Non. Je veux dire… vraiment.
La question de trop. Un éclair de méfiance s’alluma dans les yeux du Black.
— Qu’est-ce que tu cherches, cocotte ?
— On m’a dit que t’étais général.
— Et alors ?
— T’es pas en uniforme ? T’as pas de décoration ?
Il écarta le pan de sa veste, révélant un holster de cuir dans lequel était glissé un pistolet semi-automatique.