Plutôt moins, même.
Au deuxième, on commençait à s’agiter. Elle fit mine de paniquer elle aussi. Des clients s’interrogeaient sur leur seuil, des garçons d’étage couraient. Elle regagna sa chambre sans attirer le moindre coup d’œil. Une foule effrayée regarde partout à la fois mais ne voit rien en particulier.
Elle referma sa porte avec son dos et attendit que son cœur reparte. Elle avait toujours le bouchon de champagne entre les cuisses. Elle n’avait plus qu’à prier pour ne pas avoir chopé le virus.
100
Le retour à Paris avait viré au cauchemar.
Ce genre de rêves où tout se précipite et où on est impuissant à endiguer quoi que ce soit. Aux arrivées d’Orly, Tonfa, la mine décavée, porteur d’une nouvelle sidérante : à Louveciennes, au 82, rue des Domaines, il avait découvert le cadavre d’Audrey Wienawski. Gorge ouverte, yeux crevés. Sans doute surprise dans la nuit par l’habitant de la villa. Elle n’avait même pas eu le temps de dégainer — son Glock avait d’ailleurs disparu.
Erwan n’avait plus rien entendu du trajet. Ni le deux-tons hurlant, ni les commentaires débités à bout de souffle par son collègue, ni les appels qui fusaient de la hiérarchie. Au fond de son crâne palpitait cette unique vérité : c’était lui, et lui seul, qui avait envoyé Audrey au casse-pipe. Il l’avait exposée au danger dans le cadre d’une mission illégale. Pire encore, il s’était trouvé, aux mêmes heures, à quelques bornes de la villa. S’il l’avait rejointe, aurait-il pu la sauver ?
La demeure d’Isabelle Barraire s’ouvrait de plain-pied au fond d’un parc mal entretenu, aux côtés d’un étang. Une bâtisse en longueur qui semblait posée sur la pelouse comme une immense caravane. Elle en avait la couleur — blanc cassé — et l’aspect précaire. Malgré tout, l’architecture style Trianon persistait : un seul étage, une toiture plate cernée par une balustrade à l’italienne. La façade était fissurée d’un bout à l’autre et le lierre s’était invité autour des fenêtres, prêt à ronger tout ce qui lui passerait sous les racines.
— On a touché à rien, avertit Tonfa en empruntant l’allée déjà encombrée de véhicules de police. On attend la substitute. Riboise est aussi prévenu.
Ils se garèrent sur les pelouses et finirent à pied : le périmètre de sécurité couvrait un rayon de cinquante mètres autour du bâtiment. Les lumières au xénon des gyros pulsaient sous les arbres avec la régularité lancinante d’un rythme cardiaque. Éclaboussée par ces éclairs, la chorégraphie des techniciens scientifiques en combinaison blanche s’imprimait sur la rétine alors que les autres uniformes se fondaient dans le décor.
Erwan aperçut Levantin, le coordinateur de l’IJ, qui s’affairait sous sa capuche de papier. D’autres gueules connues. Flics du 36, bricards, croque-morts des Pompes funèbres générales. La ronde de nuit familière.
— On a qu’une certitude, dit Tonfa avant qu’ils n’entrent dans la maison, quelqu’un vivait ici.
— Isabelle Barraire ?
— Non. Plutôt un squatteur.
Audrey surprenant un vagabond qui lui aurait tranché la gorge ? Ça ne tenait pas debout. Elle venait elle-même du pavé et tenait ses réflexes de la rue. Jamais elle n’aurait été prise au dépourvu. En outre, une telle coïncidence, dans la maison même d’une suspecte, était de l’ordre de l’impossible.
Ils enfilèrent des surchaussures et des gants de latex dans le vestibule puis s’engagèrent dans le couloir principal : des croix de rubalise barraient chaque châssis de porte, les lustres, lampes et autres abat-jour projetaient une lumière crue sur un décor vieillot et poussiéreux. Un mobilier pseudo-Louis XV de piètre qualité, des moulures et des lambris écaillés, des tapis et des rideaux élimés. L’ensemble confirmait l’impression de l’extérieur : un lieu vétuste et négligé. Ni habité ni abandonné.
— C’est au fond, indiqua Tonfa qui marchait devant.
— T’as prévenu Fitoussi ?
— Bien obligé : t’étais dans l’avion.
— Comment t’as expliqué qu’on l’ait retrouvée si vite ?
Le flic balança un bref sourire par-dessus son épaule. Le sourire malheureux de l’homme parvenu à sauver sa boîte à photos dans l’incendie qui a tué sa famille.
— J’ai allumé son portable en arrivant et j’ai prétendu l’avoir géolocalisée.
Le bobard permettrait — à condition de ne pas être trop regardant sur les horaires — de sauver les miches d’Erwan. Version officielle : Audrey, du genre tenace, avait découvert l’adresse secrète d’Isabelle Barraire et voulu aller y jeter un œil en solo.
Erwan se décida dans la seconde. Laisser courir et se dédouaner, pour l’instant, de toute responsabilité : c’était le seul moyen de mener son enquête dans les règles. S’il disait la vérité, on lui retirerait aussitôt la saisine et, au lieu de poursuivre l’assassin de sa collègue, il se faderait les interrogatoires au long cours de l’IGS.
Ils pénétrèrent dans la pièce du crime. Les murs étaient tapissés de livres, des fauteuils de cuir et un petit secrétaire en bois verni avaient été poussés dans les coins. Bizarrement, la première chose qui frappa Erwan était que, comme d’habitude, cette pièce qui exhibait la réalité la plus crue — la mort violente — avait des airs de plateau de cinéma. Projecteurs, câbles au sol, gusses de l’IJ s’affairant avec leurs cavaliers et leurs pipettes, tout ça évoquait l’atmosphère d’un tournage.
Le deuxième fait était qu’on avait campé ici : un sac de couchage se tortillait dans un angle, des restes de bouffe pourrissaient à même le parquet, des oripeaux traînaient sur les fauteuils.
Mais le point fort du tableau — son point de terreur — était le corps d’Audrey, allongé sur le dos en travers d’une flaque lie-de-vin. Sa posture, avant-bras relevés et poings serrés, évoquait celle d’un bébé endormi. Seul défaut, sa jambe gauche, ramassée selon un angle impossible, le pied au niveau de la hanche, résumait son agonie.
Vingt ans de meurtres, de macchabs et d’actes sadiques en tous genres, ça vous verrouille les nerfs. Le commandant s’approcha et observa la plaie sous le menton qui s’étirait d’une oreille à l’autre. La main du tueur n’avait pas tremblé. Un expert aux gestes sûrs et glacés.
— On a l’arme ? demanda Erwan d’une voix étrangère à lui-même.
— Non.
Il imagina le couteau qui avait servi à cette boucherie. Le même, aucun doute, qu’on avait utilisé pour les yeux. Encore un effort, c’est ton boulot… Il se concentra sur les orbites violentées et crut s’évanouir. Ces paupières, globes, muscles sectionnés, labourés, déchiquetés lui retournaient le cœur.
Rien qu’à la quantité d’hémoglobine, on devinait qu’Audrey était encore vivante à ce moment-là — la pulsation cardiaque, même diminuée, avait vidé ce qui restait au fond des artères par ces cavités béantes.
Mais il y avait pire.
Un détail aberrant marquait la gorge : le tueur avait étiré la langue vers le bas, la faisant sortir par la blessure, en une grimace abjecte, horriblement sarcastique.
Erwan quitta la pièce et chercha les toilettes. Des portes, des recoins, des angles morts. Il trouva enfin des chiottes tapissées de velours qui ressemblaient à un boudoir puant les eaux usées. En jaillissant, la bile lui brûla l’œsophage jusqu’aux sinus.
Il se passa la tête sous la flotte — un minuscule lavabo complétait le décor — et s’observa dans le miroir. Il n’y vit que le reflet rouge et palpitant de sa propre image de coupable. Encore un coup d’eau glacée et il se ressaisit. Il devait une enquête objective et professionnelle à la môme à la gibecière. Quand il aurait mis la main sur le salopard, il avouerait ses fautes et révélerait sa responsabilité dans ce carnage.