De retour dans la pièce du meurtre, il était de nouveau le commandant Morvan, chef de groupe au 36, taux d’élucidation record pour les trois années précédentes. Un fonctionnaire du crime, routinier du mal, condamné aux mêmes gestes, aux mêmes paroles, chopant les assassins sans jamais rattraper le sang perdu.
Il balaya du regard la scène et cette fois, ce furent les signes d’occupation sauvage qui retinrent son attention. Duvet crasseux et fripé. Restes moisis de nourriture — chips, jambon, camembert… Frusques dégueulasses éparpillées. Finalement, d’accord avec Tonfa : un clodo avait vécu ici. Un squatteur ou un protégé d’Isabelle Barraire ? Avait-elle accordé l’asile à un vagabond sadique et dément ? Un ancien patient ? Un vieux camarade d’HP ? Pourquoi l’avoir installé dans la bibliothèque ?
— Vous avez trouvé d’autres traces ailleurs ?
— Dans la cuisine. Isabelle Barraire avait une piaule mais la poussière sur les meubles montre qu’elle n’y avait pas foutu les pieds depuis des lustres.
Sa conviction se renforça, elle planquait un pensionnaire dans cette villa où elle ne vivait plus.
— On a aussi dégoté ça, près du duvet, fit Tonfa en attrapant un sac plastique sur le secrétaire qui servait de plan de travail aux techniciens — ils y déposaient chaque pièce à conviction.
Le pochette contenait des centaines de pilules, gélules, flacons, sans nom ni étiquette. Des médocs anonymes comme on en donne à l’hôpital. Sans doute les munitions du taré oubliées dans sa fuite. Le scénario imaginé par Erwan gagnait des points. Un aliéné qu’on tente de maîtriser à coups de cachetons pour qu’il cesse de faire du mal…
QUI ?
Éric Katz avait donné une réponse : « L’Homme-Clou n’est pas mort. »
Erwan s’ébroua pour chasser cette hypothèse : Thierry Pharabot toujours vivant, caché depuis septembre chez la psychiatre. Il leva les yeux et comprit, intuitivement, une autre vérité : c’était l’« invité » qui avait choisi cette bibliothèque. Pour les livres. Son profil contradictoire se dessinait : un homme qui vivait dans un hôtel particulier mais se terrait dans une seule pièce, un sauvage qui bouffait avec les doigts mais lisait avec avidité, un psychopathe qui vous tranchait la gorge quand vous le dérangiez mais méditait sur les Essais de Montaigne.
— Vous me paluchez tous les bouquins, ordonna-t-il. Je veux l’analyse de la moindre empreinte que vous y trouverez.
Nouvelle déduction : sans visite d’Isabelle — elle était morte trois jours plus tôt —, le cinglé avait paniqué quand Audrey avait déboulé. Il n’avait pas fait dans la dentelle : neutralisation de l’ennemi au couteau, charcutage et mutilations rituelles.
L’HOMME-CLOU N’EST PAS MORT.
Avaient-ils tout faux depuis le départ ?
Une seule façon de le savoir :
— Fouillez toute la baraque.
— On a déjà…
— Non, vous la retournez de fond en comble, de la cave au grenier. Vous la mettez en pièces jusqu’à ce qu’on y trouve ce qu’on doit y trouver.
— Quoi au juste ?
— Des minkondis.
Tonfa, pas de la première vivacité, demanda :
— Tu veux dire les trucs africains ?
— Explosez cette putain de maison et dégotez-moi ces sculptures.
Le flic géant s’agita dans ses surchaussures :
— Ça signifie un max de paperasse. Je suis pas sûr qu’on…
— Avec une flic égorgée dans la place ? S’il le faut, on obtiendra l’autorisation de raser le quartier !
Favini, qui venait de les rejoindre, posa sa main sur l’épaule d’Erwan pour l’inviter à se retourner :
— Tu vas pouvoir en parler toi-même. La substitute est là.
101
— Nous allons fermer le cercueil, vous pouvez voir une dernière fois le corps.
Loïc ne voulait prendre aucun risque :
— Il est présentable ?
— Bien sûr. Enfin, il y a les sutures…
Le médecin légiste, Yves Riboise, observait Maggie assise sur un des sièges du hall de l’IML. Machinalement, Loïc suivit son regard. Tassée sur elle-même dans ses oripeaux de baba cool, elle tenait à deux mains son sac en toile de jute posé sur ses genoux. Une vraie SDF.
Voilà ce qu’elle était en effet depuis vingt-quatre heures. Une âme errante, expropriée de sa propre vie. Durant toutes ces années, elle n’avait eu qu’un point de repère : Morvan. Avec sa mort, elle perdait tout.
Loïc l’avait appelée dans la matinée et lui avait promis de venir la chercher quand la dépouille serait visible. Il l’avait trouvée assise dans le noir, rideaux tirés. Sans doute n’avait-elle pas bougé depuis la veille.
Lui en revanche s’était activé toute la journée. Démarches pour le transfert du corps. Palabres avec la mairie de Bréhat. Coups de fil à la paroisse de Paimpol. Prise de rendez-vous avec le notaire pour la semaine suivante. En prime, rédaction de la notice nécrologique à paraître dans Le Monde. Tout ça la rage au cœur. Il était le grouillot du clan. Le passe-plat de la famille.
— Vous confirmez la version de mon frère ?
— Absolument. Je lui ai envoyé un message. Deux balles dans la gorge. Le rapport balistique précisera le calibre. Les carotides ont été perforées, provoquant l’hémorragie externe et des lésions internes fatales.
Les mots d’Erwan. Le cockpit du Cessna. Le Tutsi assis à l’avant. Les coups de feu à travers le siège. Loïc ne se souvenait même plus si son frère avait finalement tué le meurtrier.
— Vous avez rédigé le permis d’inhumer ?
— Voilà.
Riboise lui tendit la feuille sans manifester la moindre émotion. Pourtant, d’après ce que Loïc avait compris, le médecin avait souvent bossé avec les deux Morvan, père et fils. Indifférence ? Flegme professionnel ? Sans doute plutôt de la lassitude. Le toubib avait fini par regarder les flics comme des clients ordinaires.
C’était un petit homme carré d’une soixantaine d’années, empaqueté dans une blouse de papier vert. Il portait de grosses lunettes et un nœud papillon. Sans savoir pourquoi, Loïc se dit que ces détails appartenaient à sa corporation, comme pour les gardes suisses du Vatican leur béret alpin et leur hallebarde.
— Elle tiendra le coup ?
Riboise fixait toujours Maggie, immobile sur son siège. Placée dans l’axe des bustes des anciens directeurs de l’Institut médico-légal, elle semblait appartenir à la série. Un masque de plâtre parmi d’autres.
— Vous en faites pas, assura Loïc avec une pointe de cynisme qui signifiait : « Elle en a vu d’autres. »
Il alla la chercher, regrettant illico sa remarque et craignant qu’elle s’effrite entre ses mains. Depuis la nouvelle, elle avait pris dix ans — des années de solitude et de déclin, payées d’avance. Tous deux suivirent Riboise dans un couloir étrangement frais et aéré. Rien à voir avec la touffeur d’un hôpital : on était plus proche ici des allées du cimetière des Allori, quand Sofia et lui se faisaient cuisiner par l’ispettore superiore Sabatini.
En cet instant, il ne pensait ni au décès de son père ni à celui de Montefiori. Il ne pensait pas non plus au chagrin de sa mère. Ce qui l’obsédait, c’était sa séance de tir. Cette puissance qui avait explosé dans sa main, cette habileté qui s’était révélée au bout de ses doigts. Comment mettre à profit ce nouveau pouvoir, cette nouvelle peau ? Retourner en Italie pour buter Balaghino ? Cela aurait été lui faire trop d’honneur. Filer en Afrique pour venger son père ? Si Erwan était rentré, c’était que le boulot était fait — ou que ça n’en valait pas la peine non plus. Attendre encore. La malédiction du clan lui offrirait bien une opportunité de tuer, aucun doute là-dessus.