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— Après vous.

Riboise venait d’ouvrir une porte frigorifique. Loïc se glissa avec Maggie dans la pièce carrelée de blanc. Au centre, le corps était allongé sur une civière métallique, couvert par un drap. Le légiste, avec des gestes précautionneux, presque liturgiques, écarta le tissu et révéla la gueule de lion vaincu de Morvan.

Aucune réaction dans la salle. Loïc découvrait ce visage comme à travers un étau — ses tempes lui paraissaient compressées par l’appréhension, la peur, l’émotion. Maggie demeurait immobile, avec ses yeux qui lui sortaient de la tête et lui donnaient l’air d’un lézard aux aguets.

— Je vous laisse quelques instants, fit Riboise en consultant son portable. J’ai reçu des appels.

Loïc contemplait la tête et les épaules de son père comme on passe un vernis rapide sur un meuble moisi au fond d’une brocante. Il essayait, mentalement, d’en ranimer la splendeur. En vain. Ce n’était pas seulement la vie qui avait quitté cette carcasse mais la noblesse, la puissance, la superbe. Restait une dépouille sans valeur ni charisme.

Le chagrin finit par le gagner. Une aiguille perçant les couches cotonneuses de son cerveau. Il allait éclater en sanglots quand un choc sourd lui fit lever la tête. Maggie avait disparu. Il contourna la table et la découvrit sur le sol, au pied de la civière, prise de convulsions.

Manquait plus que ça. Il se précipita et plaça sa main sur la gorge fripée de sa mère. Rien qu’au toucher, on pouvait sentir le sang lui cogner dans les artères comme des gants de boxe. Il se pencha sur sa poitrine : le cœur s’emballait.

Il se redressa et appela à l’aide, hurlant dans la salle vide. Il ne connaissait qu’une seule urgence médicale : l’overdose. Rien à voir avec cette crise d’épilepsie. Maggie suffoquait alors que ses lèvres tremblaient comme les membranes d’un sifflet.

Il criait toujours. Personne en vue. Putain de dieu. Il se leva et bondit vers la porte, se cognant contre la civière, attrapant la poignée sans parvenir à l’actionner. Durant un bref instant, il se vit enfermé pour la nuit avec sa mère agonisante et son père froid comme la faïence.

Un memento mori de cauchemar.

Enfin, il réussit à ouvrir.

— Y a pas un vrai toubib ici pour soigner un vivant ? gueula-t-il dans le couloir.

Aucune réponse. Tout était désert. En sueur, haletant, Loïc attrapa son portable et choisit le dernier numéro qu’il se serait attendu à composer : Sofia.

102

Les discussions avec la substitute du procureur avaient duré plus d’une heure et pris un tour inattendu : la victime étant un membre du groupe d’Erwan, la magistrate souhaitait saisir un autre commandant pour éviter toute implication personnelle. Erwan avait riposté avec un argument de poids : que ce soit lui ou un autre, l’affaire prendrait forcément un tour personnel. « On a buté une flic, nom de dieu ! » Tout ce qui respirait et portait un uniforme en Île-de-France allait vouloir fumer l’assassin d’Audrey Wienawski, trente-deux ans, morte dans l’exercice de ses fonctions. La substitute, jeune femme assez terne qui bizarrement ressemblait à Audrey, avait encore tergiversé. Une fois n’est pas coutume, Erwan avait appelé à la rescousse Fitoussi, lui-même contactant les huiles au-dessus de lui : Police judiciaire de Paris, Direction centrale de la PJ à Nanterre, place Beauvau.

Finalement, on s’était rendu aux arguments du commandant Morvan mais alors qu’il envisageait une enquête serrée sur Isabelle Barraire et son passé de psy, c’était l’option « coup de filet » qui avait été privilégiée. L’hypothèse d’un SDF squattant l’hôtel particulier et surprenant Audrey prévalait. Pour l’heure, personne ne s’attardait sur les motivations de la fliquette pénétrant par effraction et fouillant en toute illégalité la maison d’une morte. On n’en était plus là. L’urgence était d’arrêter le forcené qui, pour ne rien arranger, avait volé le calibre de sa victime.

Pour cette chasse à l’homme, on avait distribué les rôles et réparti les tâches. Louveciennes était déjà bouclé : de Port-Marly au nord à la N186 à l’ouest et de la D913 et la Seine à l’est jusqu’à la forêt domaniale au sud, tout le secteur était passé au crible. On avait fait flairer à des chiens les fringues trouvées dans la bibliothèque. Étaient aussi à pied d’œuvre policiers municipaux, membres de la BAC, flics en uniforme de tout poil, escadrons de gendarmes mobiles… Pour le porte-à-porte — audition des voisins, interrogatoire des commerçants, visionnage des bandes de vidéosurveillance du quartier —, les OPJ des commissariats de Rueil-Malmaison, Saint-Germain-en-Laye et Nanterre assureraient le boulot.

Chacun avait en tête un clochard meurtrier, un Francis Heaulme en maraude, Opinel en poche, plutôt qu’un assassin civilisé qui se fondrait dans la masse et volerait une voiture pour disparaître. Pourtant, des barrages routiers s’étaient également organisés sur les axes principaux des environs — autoroutes, nationales, départementales… Des patrouilles quadrillaient la banlieue ouest, de Versailles à Saint-Germain-en-Laye. Des brigades territoriales, des pelotons de surveillance et d’intervention (PSIG) de la Gendarmerie nationale étaient venus en renfort — leurs hélicoptères se tenaient prêts. Même la Brigade fluviale patrouillait le long de la Seine, au cas où la bête aurait tenté de fuir à la nage.

Erwan avait perdu la main. Commissaires, commandants, lieutenants-colonels de gendarmerie s’étaient invités dans les jardins de la villa transformés en QG de campagne. Certains voulaient lancer un appel à témoins — mais témoins de quoi ? D’autres préconisaient une analyse des mains courantes des dernières semaines aux alentours — la proie avait peut-être déjà fait des siennes dans le secteur. Quant au procureur de la République, qui avait fini par débouler en personne, il n’était préoccupé que par des problèmes de communication : rédiger un message aux médias, limiter les rumeurs sur Internet, organiser une conférence de presse à la première heure le lendemain matin…

Erwan rongeait son frein. Selon lui, cette agitation était inutile : le tueur avait frappé la veille au soir, soit vingt-quatre heures auparavant, il était déjà loin. La clé de son identité se trouvait dans le passé d’Isabelle Barraire. Personne n’avait squatté sa baraque. C’était la psy, et elle seule, qui avait accueilli le dément dans ses murs. Erwan avait déjà son idée — L’Homme-Clou n’est pas mort — mais cette thèse était trop folle, pas question d’en parler avant d’avoir du solide. Du reste, la proie pouvait aussi se prendre dans les toiles du dispositif — sans argent ni contacts, santé mentale défaillante et look de clodo : on pouvait espérer mettre rapidement la main sur un oiseau pareil.

Deux heures étaient passées et toujours pas de Riboise. Personne ne comprenait pourquoi Erwan refusait de réquisitionner un médecin standard pour délivrer le « bleu ». Non : il voulait que Riboise et lui seul lui confirme que la mort d’Audrey était « constante et effective ». Il comptait aussi sur lui pour remarquer des détails in situ. Il avait fait éteindre les projecteurs et stopper les opérations d’analyse, de peur que la chaleur autour du corps accélère sa décomposition et brouille la datation de la mort.