Tout ça était faux.
Le nerf de l’affaire tenait dans ces quelques heures. Secouer Plug. Retourner en Bretagne. Interroger Lassay. Remettre la main sur le toubib qui avait signé le permis d’inhumer. Retrouver, un à un, les protagonistes de cette imposture.
Erwan, bras croisés sur la poitrine, marmonnait tel un fou, et se frappait les épaules pour se réchauffer quand Riboise apparut enfin. Le commandant fit un pas vers lui et aboya sans préambule :
— Putain, mais qu’est-ce que tu branles ? Ça fait deux heures qu’on t’attend !
Le médecin légiste, cartable en main, ne répondit pas. Sur son visage de bouledogue, la stupéfaction de trouver Erwan ici.
— Je comprends pas, répondit-il. T’es pas au courant pour ta mère ?
103
Le Diable est avec moi.
Chaque étape après la corrida de la suite 418 le lui avait démontré. D’abord, la direction du Château Rappaz avait demandé aux clients de rester dans leur chambre jusqu’à ce qu’on les convoque dans une des salles de conférence du palace. Le personnel évoquait, du bout des lèvres, un « accident » au quatrième étage.
Avant 19 heures, on l’avait guidée jusqu’au rez-de-chaussée dans un climat d’effroi contenu — elle avait suivi le mouvement, alternant questions timides et récriminations (après tout, elle était cliente de l’hôtel et ne comprenait pas ce barouf). Elle s’était concentrée sur son rôle pour ne plus penser au carnage. Elle était en salle de réveil. Rien n’était clair encore, sa lucidité revenait mais elle la maintenait à distance.
Son interrogatoire s’était réduit à une formalité. Pas plus curieux que des douaniers dans un aéroport, les flics lui avaient posé des questions basiques sans même lever les yeux de leur listing qu’ils surlignaient consciencieusement. Passeport. Motif du voyage. Résumé de la journée et de son emploi du temps à l’hôtel.
En plus de lui ressembler, la fille à laquelle Gaëlle avait emprunté son passeport avait un autre avantage : elle était membre de plusieurs associations écologiques dont l’une, visant à protéger les espèces menacées des forêts d’Europe, siégeait à Lausanne. Gaëlle avait prétendu qu’entre deux shoppings (elle avait donné l’adresse de chaque boutique et les horaires de ses visites), elle s’était rendue dans les bureaux de l’association pour présenter un projet de conservation du gypaète barbu. « Faut continuer la lutte ! » Pour donner corps à son mensonge, elle avait sorti de son sac une brochure qu’elle avait imprimée la veille sur ce rapace en voie de disparition. Les deux flics s’étaient regardés : une fille à papa qui n’a rien d’autre à foutre que de protéger des rapaces inconnus. Coup de Stabilo. « Merci, mademoiselle. »
Gaëlle avait poussé l’insolence jusqu’à demander à quitter l’hôtel au plus vite. Permission accordée. L’enquête était de pure routine. Tout démontrait qu’un attentat à l’encontre de Trésor Mumbanza, personnalité influente au Katanga, futur candidat à la gouvernance de la province, avait tourné au massacre. Pourquoi soupçonner cette écervelée ?
Le diable est avec moi.
Elle avait réussi à attraper le TGV de 20 h 45. Tout s’était déroulé dans des conditions optimales et elle aurait pu se prendre pour une tueuse professionnelle pleine d’avenir. Mais à bord, ses nerfs avaient lâché. Voilà qu’elle pleurait maintenant comme la fontaine de Pétrarque alors que son train filait à plus de trois cents kilomètres-heure dans la nuit helvétique.
Sur quoi au juste ? Certainement pas sur les trois salopards qu’elle avait occis dans une transe furieuse. Ni sur le Padre qu’elle avait voulu venger pour une inexplicable raison. Elle pleurait plutôt sur elle. La haine qu’elle éprouvait pour son père l’avait tenue debout jusqu’ici. Une fois le Vieux disparu, elle s’était empressée de honnir ceux qui l’avaient tué. Who’s next ? Il ne restait plus qu’elle-même dans sa ligne de mire.
Elle s’était pelotonnée contre la vitre. Bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, le reste du visage plongé dans son écharpe, le laissant ruisseler ad lib. Soudain, elle prit conscience qu’elle était l’attraction de la voiture — ses occupants disséminés lui lançaient de brefs coups d’œil gênés ou passaient devant elle l’air apitoyé.
Se dégourdir les jambes. Un café au wagon-bar, ou simplement s’asperger de flotte dans les toilettes. Elle se leva et, pour se donner une contenance, prit son portable. Dans le sas situé à l’extrémité de la voiture, elle se décida à l’allumer. Ce qu’elle découvrit la sortit directement de son jus : douze appels, dont trois de Loïc en moins d’une heure. Merde. Elle avait oublié son rôle de coach auprès de son frère.
À tous les coups, il avait replongé — ou était au bord de la chute.
Elle passa aux SMS et obtint une tout autre réponse : Maggie avait eu une attaque à l’Institut médico-légal, aux environs de 19 heures, alors qu’ils étaient en train de se recueillir au chevet du Commandeur. Elle avait été transférée en soins intensifs à l’hôpital Georges-Pompidou. Loïc parlait de réanimation, de fibrillation auriculaire, de thyroïde…
Ses larmes s’arrêtèrent net. Elle composa le numéro du frangin et s’éclaircit la gorge. En quelques secondes, elle était redevenue la demoiselle de fer. Seul avantage du clan Morvan : impossible de se relâcher ne serait-ce qu’une heure ou deux.
Une malédiction, c’est un boulot à plein temps.
104
— Votre mère a fait une crise thyrotoxique.
— C’est quoi ? demanda Loïc.
Erwan aurait pu lui répondre. C’était déjà arrivé deux fois à Maggie. Le hasard avait fait que le cadet n’était pas présent à ce moment-là. Lui, en revanche, était aux premières loges : arythmie cardiaque, convulsions, fièvre… Après la deuxième crise, au début des années 2000, les médecins avaient préconisé une ablation partielle de la glande thyroïdienne. Il faut croire qu’ils n’en avaient pas retiré assez.
— Un afflux d’hormones T3 et T4 a provoqué une violente fibrillation auriculaire, expliqua le toubib. Visiblement, elle souffrait déjà du cœur… On a évité de justesse l’arrêt cardio-circulatoire.
Dès que Riboise l’avait averti, Erwan avait appelé Loïc. Maggie avait été hospitalisée à Pompidou. Il n’avait pas engueulé son frère — il ne perdait rien pour attendre — et avait foncé directement là-bas. Il ne savait plus où il en était — ne savait même pas s’il était quelque part. Son père assassiné. Audrey sacrifiée. Un nouveau tueur — ou toujours le même — en liberté. Et maintenant Maggie…
— Concrètement, coupa-t-il, quelle est la situation ?
— Nous l’avons intubée et cardioversée.
— Parlez français s’il vous plaît.
Il ne faisait aucun effort d’amabilité et le médecin ne s’en offusquait pas. Au seuil de la mort, la courtoisie n’a plus cours.
— Nous avons stabilisé le cœur et fait baisser la fièvre. Nous réduisons progressivement l’excès d’hormones thyroïdiennes et lui administrons aussi des antibiotiques à large spectre pour stopper tout risque d’infection.
— Mais comment est-elle ?
Erwan avait encore élevé la voix. Sa nervosité éclatait à chaque mot. Cette fois, le médecin tiqua. Drapé dans sa blouse, il le toisa d’un œil non pas choqué, mais professionnel. Tremblements, rougeur, transpiration : Erwan aurait fait aussi un bon client pour les urgences.