— Nous avons dû la plonger dans le coma.
— Dans le coma ? répéta Loïc en écho.
— C’est un état réversible, les rassura-t-il. Pas d’autre possibilité pour la stabiliser. Il n’y a pas que le cœur… Tout son métabolisme est en vrac. Il faudra au moins une semaine pour que ses hormones thyroïdiennes reviennent à la normale et que son corps s’apaise. Elle doit absolument rester ici, en soins intensifs.
Erwan s’appuya contre le mur. Son frère et lui portaient également des blouses de papier, des bonnets froncés, des surchaussures. Ils se tenaient tous les trois dans un couloir typique d’hôpital. Blanc, mais qui vous filait des idées noires. Chaud, mais jusqu’à la suffocation. Aseptisé, mais où tout semblait contaminé par la mort. Seule bonne nouvelle : Erwan n’avait plus froid.
— Nous attendons son dossier médical, reprit l’endocrinologue. Elle a déjà subi une thyroïdectomie, non ?
— Partielle. En 2002.
— Je crains qu’on doive recommencer dès qu’elle ira mieux. On ne peut plus prendre le moindre risque…
Erwan acquiesça mais son attention flanchait déjà. Un autre fait le minait : en arrivant dans le service, il avait surpris Loïc dans les bras de Sofia, pelotonnés sur leur siège comme deux animaux craintifs. Il n’aurait pas misé un euro sur leur réconciliation mais une chose était sûre : ils allaient bien ensemble. Des enfants gâtés qui n’avaient jamais eu que les problèmes qu’ils s’étaient créés. Ce tableau l’avait touché : depuis toujours, il veillait sur eux, il était leur garde du corps, leur ange gardien. Et ce n’était pas près de s’arrêter.
L’Italienne ne lui avait même pas accordé un regard. Pas un drame. Au fond de lui, il avait déjà archivé la canzonetta. Mais pourquoi Loïc ne l’avait-il pas appelé ? Pourquoi avoir contacté plutôt cette pimbêche dont il divorçait ? Erwan se sentait blessé dans son statut de chef de famille.
Par association, il songea à Gaëlle. Loïc avait cherché à la joindre, sans résultat. Où avait-elle disparu ? Qu’avait-elle encore inventé ? Était-elle menacée par le tueur de Louveciennes ?
La voix du médecin lui revint aux oreilles :
— Nous cherchons la cause de cette crise. Nous avons vérifié son taux de glycémie. Aucune trace de diabète — cela aurait pu être un facteur déclenchant. Par ailleurs, le traitement qu’elle prend régulièrement paraît adapté. Je me demandais… (Son regard alla d’un frère à l’autre.) Elle n’a pas subi récemment un traumatisme ?
Loïc n’avait pas eu le temps de lui expliquer les circonstances du malaise.
— Son mari, asséna Erwan, notre père, est mort avant-hier. Elle était en train de lui faire ses adieux à l’Institut médico-légal de Paris.
— Je vois. (Le toubib ôta sa charlotte de papier puis ébouriffa ses cheveux gris.) Je voulais aussi vous parler d’autre chose… Mes collègues m’ont signalé sur le corps de votre mère de nombreuses cicatrices. (Il paraissait gêné d’évoquer ce point.) J’ai moi-même remarqué ces traces. Elles traduisent une violence anormale subie durant des années. Quelque chose comme des signes d’automutilation…
Les deux Morvan observaient le médecin sans un mot. Leur silence était presque hostile.
Enfin, Erwan creva l’abcès :
— Son mari n’a jamais cessé de lui taper dessus. Il la brûlait, la torturait, l’insultait. Maintenant qu’il a enfin claqué, ça serait pas mal qu’elle puisse lui survivre. Ne serait-ce que pour profiter un peu de la vie et…
Loïc le poussa de l’épaule pour stopper sa tirade cynique :
— On peut la voir ?
105
À 23 heures, les deux frères étaient toujours au chevet de leur mère.
Enfouie sous les tubes et les câbles, cernée par des machines complexes aux écrans luminescents, elle paraissait avoir réduit de moitié. On ne discernait que son front jaunâtre et ses orbites horriblement creusées, le bas du visage étant mangé par un masque qui semblait respirer à sa place.
Loïc et Erwan ne parlaient pas. Ils avaient chaud, ils avaient faim, ils en avaient marre. Mais ils attendaient : Gaëlle avait enfin rappelé et promis d’arriver vers minuit. D’où venait-elle ? Aucune précision.
Tous les quarts d’heure, Erwan sortait dans le couloir pour écouter ses messages en douce — l’usage des mobiles étant interdit dans l’enceinte. La chasse à l’homme n’avançait pas. Le porte-à-porte avait donné des informations contradictoires. L’appel à témoins n’avait produit, pour l’instant, que des manifestations bidon ou farfelues. Les barrages routiers n’avaient servi qu’à créer des embouteillages. Erwan savait que ce dispositif diminuerait dès le lendemain matin : on n’allait pas monopoliser indéfiniment des forces de police pour poursuivre un assassin dont personne ne possédait le signalement.
La pêche de son groupe ne donnait rien non plus. Les malades soignés par Isabelle Barraire au temps de ses missions en HP étaient toujours à demeure, ou contrôlés par un traitement chimique. Ceux des Feuillantines — dont il était impossible d’avoir les noms — dormaient tranquilles, et d’ailleurs Erwan doutait qu’aucun d’eux ait le profil d’un assassin. Quant à ceux du cabinet de Katz, ils n’avaient rien à voir non plus avec la moindre violence. De la névrose chic et standard.
Restait l’Homme-Clou, l’assassin incinéré, le fantôme de Charcot.
Celui-là, Erwan allait s’en occuper dès le lendemain matin en retournant interroger Lassay. Avant le départ, il espérait aussi cuisiner José Fernandez, alias Plug, mais Tonfa ne l’avait toujours pas logé.
Par ailleurs, ses gars étaient passés rue Nicolo et rue de la Tour. Aucune trace d’un squatteur ni du moindre passage suspect dans les environs. Erwan se trompait : le tueur n’avait sans doute pas les clés d’Isabelle, ni même ses autres coordonnées. Mais comment avait-il pu s’évaporer ?
Au fil de cette moisson décevante, il avait reçu un autre appel inquiétant : Gérard Combe, du club de tir d’Épinay-sur-Seine, l’avait prévenu que Loïc avait proposé de lui acheter un Beretta 92, customisé par ses soins. Arpentant le couloir, Erwan apercevait, par la porte entrouverte, son frère qui somnolait au chevet de Maggie.
— T’as refusé, j’espère ?
— C’est-à-dire…
— Quoi ?
— Il m’en a offert une fortune.
— Il n’a pas de permis.
— C’est pourtant un des meilleurs tireurs que j’aie jamais rencontrés.
— Loïc ?
— Il a fait mouche à chaque fois, et des deux mains encore.
Son frère était ambidextre mais d’où sortait son expertise en matière de tir ? Qu’avait-il en tête ? Qu’allait-il faire d’un calibre, lui qui voyageait exclusivement entre l’avenue Matignon et le Trocadéro ?
— Je vais récupérer le flingue, avait conclu Erwan. Si j’y parviens pas, je t’inculpe pour trafic illégal d’armes.
— Morvan, je…
De retour dans la chambre, il avait cuisiné son frère, sans succès. Loïc demeurait évasif sur ses motivations et refusait de rendre le pistolet. Ils s’étaient engueulés, à voix basse, près du lit de leur mère — vraiment pas le bon endroit pour un bras de fer.
Une heure plus tard, nouvel appel, nouveau sujet d’angoisse. Fitoussi lui avait balancé une avant-première : Trésor Mumbanza, en goguette à Lausanne, s’était fait buter aux environs de 18 heures dans sa chambre d’hôtel par ses deux gardes du corps, eux-mêmes abattus dans l’affrontement par le Boss de Lubumbashi. Fitoussi n’était pas malin mais il possédait assez d’éléments — Coltano, le Katanga, les meurtres de Nseko et Montefiori — pour relier ce carnage à l’assassinat de Morvan. Avant de s’entretenir avec le Quai d’Orsay, il voulait l’avis d’Erwan, qui était resté sur ses gardes : pas un mot sur la responsabilité de Mumbanza dans l’assassinat de son père ni sur les combines autour de Coltano et des nouveaux filons.