En vérité, Erwan ne savait rien mais cette mort tombait à pic. Un peu trop à vrai dire. La suite du coup de balai effectué par Balaghino ? Des représailles après la mort de Pontoizau ? Un nouveau tour dans le jeu de chaises musicales au sein de Coltano ? Une « affaire de nègres », comme disait Morvan ?
Il venait de raccrocher quand il entendit claquer des talons dans le hall de l’étage. À travers les hublots des portes battantes, Gaëlle apparut, joues roses et bonnet noir.
— Où t’étais ? demanda-t-il en marchant vers elle.
— En Suisse.
— Bordel de dieu…, siffla-t-il entre ses lèvres.
— Comment va maman ?
Il l’attrapa par le bras et la poussa vers l’escalier de service.
— Ça va pas non ? cria-t-elle.
— Avance.
Il lui fit dévaler les marches et en quelques secondes, ils se retrouvèrent dehors, loin de la touffeur, des odeurs antiseptiques, de la peinture écaillée.
— Me dis pas que Mumbanza, c’est toi.
— Et alors ?
— T’es complètement cinglée ou quoi ?
— C’est bien lui qu’a fait tuer papa, non ?
Erwan se passa les mains sur le visage, consterné.
— T’as décidé de buter un homme, avec tes petites mains, sans même savoir s’il était coupable ni qui il était ?
— C’est toi qui m’as dit…
— Je t’ai livré l’hypothèse la plus probable. Ça ne suffit pas pour le juger et encore moins l’exécuter. Pour qui tu te prends ? Le glaive de la justice ?
Elle fit une moue boudeuse en guise de réponse.
— Tu te rends compte des risques ? T’es complètement tarée !
Elle ouvrit son sac posément et en sortit une cigarette.
— C’était une ordure, de toute façon, souffla-t-elle après l’avoir allumée.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Avec les femmes, en tout cas.
Erwan se demanda si le sang circulait normalement dans son propre cerveau — il venait de ressentir un vertige comme lorsqu’on se lève trop rapidement. À l’idée que ce salopard ait pu poser les mains sur sa sœur, il regrettait maintenant de ne pouvoir le ressusciter pour le tuer de ses propres mains.
— Comment t’as goupillé ton truc ? demanda-t-il finalement.
Gaëlle lui raconta son plan — histoire hallucinante où se mêlaient le passeport d’une copine, un bouchon de champagne, une lame de rasoir, un tour de passe-passe avec des calibres. Il eut une pensée fataliste de flic : ses collègues et lui passaient leur vie à écumer le pavé pour arrêter des meurtriers et voilà ce qu’on leur proposait — des loufoqueries oscillant entre bandes dessinées et chaudron du diable.
Le plus dingue était que Gaëlle avait réussi son coup. « Plus c’est gros, mieux ça passe », prétendait Morvan. L’enquête devait déjà être pliée. Les trajectoires des balles confirmeraient l’hypothèse d’un règlement de comptes. Les flics suisses n’iraient pas chercher plus loin. D’autant plus qu’en 2001, Laurent-Désiré Kabila, président de la RDC, avait déjà été abattu par ses propres gardes du corps. Erwan était certain que Gaëlle le savait.
Avant d’en finir, il appliqua la check-list du crime parfait :
— Les caméras de sécurité ?
— Y en avait pas dans ce coin du couloir. La chambre jouxtait l’escalier de service.
— Sûre ?
— Certaine. Personne ne m’a vue. Personne ne savait qu’il attendait une fille, hormis ses gardes du corps.
— Pour le rancard, par qui t’es passée ?
— Payol.
Bien sûr. Aucun risque que le maquereau de luxe parle. Il devait même avoir pris ses dispositions pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à lui.
— La gare, les douanes ?
— J’ai pris mon billet sous l’identité de ma copine.
Le seul détail qui aurait pu mettre la puce à l’oreille des flics helvétiques était le nom de Morvan, assassiné deux jours auparavant dans le fief de Mumbanza. Mais avec son passeport d’emprunt, Gaëlle avait précisément évité cet écueil. Plus Erwan creusait, plus tout ça lui paraissait joliment ficelé.
Il conclut, mâchoires serrées :
— J’ai du mal à croire que tu sois sortie indemne d’une histoire pareille.
— La chance du débutant.
— Ça te fait rire ?
Gaëlle avait rallumé une cigarette : son visage était redevenu très pâle.
— C’est toi qui me fais pas rire, rétorqua-t-elle en pinçant les lèvres sur sa clope. Après tout, j’ai fait ton boulot.
— Me cherche pas.
— Tu reviens du Congo avec le cadavre de notre père et tu bouges pas le petit doigt pour lui faire justice ?
— J’ai tué son meurtrier, j’te rappelle.
— J’ai tué celui qui avait ordonné son exécution.
Erwan eut un geste de lassitude. Aucune envie de se justifier ni même de poursuivre cette conversation.
Pourtant, emporté par l’habitude, il en remit une couche :
— Toi non plus, j’te reconnais pas. T’as toujours haï papa et voilà que tu prends des risques insensés pour le venger ? T’aurais dû plutôt remercier Mumbanza, non ?
— Erwan, répliqua-t-elle dans un nuage de fumée, te fais pas plus con que tu n’es.
Il battit en retraite. Loïc, Gaëlle et lui étaient censés détester leur père mais depuis sa mort, aucun d’eux ne s’était réjoui ni n’avait éprouvé le moindre soulagement. Au contraire, une tristesse immense, puissante et insondable se levait au fil des heures, à la manière d’un tsunami sur l’horizon. S’étaient-ils toujours trompés sur leurs sentiments ?
Le seul à pouvoir légitimement réviser son jugement était Erwan, avec ce qu’il avait appris dans les marécages de Lontano. Mais les autres ? Devinaient-ils aussi les « circonstances atténuantes » du Vieux ? Avaient-ils toujours pressenti, au fond de leur chair, que Grégoire valait mieux que les coups qu’il donnait à son épouse ?
Et lui, devait-il révéler ce qu’il avait découvert au Congo ? Jusqu’ici, l’idée ne l’avait même pas effleuré. Affaire personnelle. Mais en vérité, Gaëlle et Loïc eux aussi avaient le droit de connaître les origines du Padre ainsi que la vérité sur le meurtre de Cathy Fontana. Il s’arrêta net : pas question de noircir Maggie pour blanchir Morvan. Pas question non plus d’assumer son statut de « pièce rapportée ».
Il allait prononcer une phrase creuse pour se défausser quand Gaëlle balança sa cigarette et pénétra dans le bâtiment.
— J’vais voir maman, annonça-t-elle, plus froide qu’une sculpture de glace.
106
Erwan lui emboîta le pas. À peine dans le hall, son téléphone vibra à nouveau : Favini.
— Je te rejoins, marmonna-t-il à sa sœur en faisant demi-tour.
— J’ai retrouvé Plug, annonça le flic.
— Où il est ?
— Au cimetière du Sud, boulevard Dieu-Lumière, à Reims.
L’adresse avait l’air d’un canular. Il retrouva le froid du dehors avec soulagement — un vieil ennemi qui vous redonne l’envie de lutter.
— Explique-toi.
— Il s’est fait éviscérer en octobre dernier, à la maison centrale de Condé-sur-Sarthe. Une embrouille entre détenus.
— Il faisait sa préventive en centrale ?