— C’est bizarre, ouais. Faut que je vérifie pourquoi. Son corps a été transféré dans sa ville natale, où ses parents vivent encore.
— On a le coupable ?
— Un dénommé Patrick Benabdallah. Un casier long comme ma bite. Un pur psychopathe d’après son dossier. D’ailleurs, il a été placé depuis en UMD.
Ce n’était plus une enquête mais la nef des fous.
— Me dis pas qu’il a été envoyé à Charcot.
— C’est le contraire : il en venait. J’te l’ai dit, Benabdallah avait déjà une lourde ardoise. Meurtres. Viols. Actes de torture. Inceste. Comme d’hab, les experts se sont contredits et il a passé un bout de temps à Charcot avant d’être finalement écroué à Condé-sur-Sarthe.
— Quelles années, son passage à Charcot ?
— 2005–2007.
— Il connaissait donc Plug ?
— Sans doute. On peut imaginer un règlement de comptes, en souvenir du bon vieux temps.
— Où il est maintenant ?
— Attends vouère…
Favini imitait souvent les accents et cette fantaisie n’était pas toujours du meilleur goût. Mais cette nuit, tout était bon pour faire baisser la pression. La mort d’Audrey n’était pas une tragédie à laquelle on s’habituait.
— Henri-Colin à Villejuif. Secteur 94D00, pôle soins intensifs. Tu vois l’genre…
Erwan connaissait. La plus ancienne UMD de France, une sorte de référence dans le domaine. Il était plus de minuit, il pouvait rentrer chez lui dormir quelques heures et foncer là-bas pour le petit déjeuner.
— Préviens-les que je déboulerai à la première heure. Louveciennes, toujours rien ?
— Levantin et ses gars passent toujours la baraque au peigne fin.
— Je pensais au porte-à-porte, aux barrages.
— Que dalle. Le gars est déjà loin. Autant siffler dans le cul d’un mort.
Il allait raccrocher quand la Sardine ajouta :
— J’ai autre chose pour toi. Philippe Hussenot. Tu m’avais demandé de laisser traîner une oreille à propos d’une éventuelle affaire réservée…
Un délire de Gaëlle qui avait enflé au point de devenir une information à vérifier.
— Alors ?
— Un de mes potes des Stups connaît le nom. En 2006, alors qu’il était à la BRB, on lui a demandé de contacter notre officier de liaison en Grèce au sujet d’un accident de bagnole… C’était l’histoire de Hussenot.
— Qui lui a demandé ça ?
— Son supérieur de l’époque, Pascal Viard.
Mauvaise nouvelle. Viard était un flic brillant et ambitieux, un ancien de la BC qui avait fait carrière en écrasant ses collègues comme des mégots sur le trottoir. Profil ambigu : il cultivait le genre bohème, écolo et sympathique, alors même que son cerveau n’était qu’une lame de silice, trempée à froid.
— Ensuite ?
— C’est tout. Mon pote ne sait rien de plus. Mais si quelqu’un a mis l’étouffoir sur l’état-civil de Hussenot, c’est Viard.
Depuis plusieurs années, le bobo avait quitté le Quai des Orfèvres pour Beauvau. Erwan ignorait quel poste il occupait mais il se profilait comme le meilleur successeur de Morvan pour diriger le département « coups fourrés, chantages et manipulations ».
— Trouve-moi son adresse personnelle, je vais lui apporter les croissants.
Il raccrocha, respira encore l’air froid de la cour bitumée où les fourgons du SMUR continuaient d’arriver. Le manque de sommeil commençait à se faire sentir. Il était mûr pour se choper un violent chaud et froid. Après la touffeur africaine, le Paris qui goutte et qui givre…
Coup d’œil à son portable avant d’aller dire adieu à la smala. Un appel manqué : Cyril Levantin. Merde. Le coordinateur de l’IJ qu’il avait aperçu faire son marché dans la villa de Louveciennes.
— Ses empreintes sont partout, asséna le technicien d’un ton presque joyeux.
— De qui ?
— À ton avis ? Thierry Pharabot, ressuscité comme Lazare !
Un élancement douloureux à hauteur du plexus solaire. Au moins, Levantin connaissait l’affaire de bout en bout.
— Déconne pas.
— Je déconne pas. En septembre, j’avais récupéré ses paluches. Les comparaisons avec celles de ce soir ne laissent aucun doute. Et si jamais t’en as encore, j’ai pas mal d’échantillons ADN qui vont nous confirmer tout ça. Je peux te dire que ton sorcier est bien vivant, qu’il a lu des dizaines de bouquins dans la bibliothèque de Louveciennes et qu’il bouffe son camembert avec les doigts.
La nouvelle qu’il appréhendait était donc officielle : le tueur du Congo était vivant. Ils étaient passés totalement à côté de l’enquête. Ni Kripo ni aucun des quatre greffés n’avait assassiné les victimes de septembre.
Erwan lui demanda de rédiger au plus vite un rapport détaillé.
— Sinon, reprit l’expert, pour la langue…
— Quoi ?
— La plaie d’Audrey.
Une fois n’est pas coutume, Levantin avait pris un ton respectueux. L’image de l’organe pointant sous le menton d’Audrey éclata sous les paupières d’Erwan.
— Tu savais que c’était une mutilation classique en Colombie ? On appelle ça le corte de corbata, la « coupe cravate ».
Erwan le savait mais il n’avait pas fait le rapprochement. La mutilation n’avait rien à voir avec la Colombie : c’était plutôt une variante des atrocités africaines qu’il avait croisées ou une nouvelle aberration de l’Homme-Clou. Pharabot n’avait pas eu le temps de pratiquer un rite complet. Il avait simplement cherché à créer une ressemblance entre sa victime et les minkondis du Bas-Congo. Grands yeux sombres, petite langue sortie d’une bouche ricanante…
Il balbutia quelques mots et raccrocha en oubliant de dire au revoir. S’adossant à un fourgon, il tenta d’envisager les premières vérités à déduire de ce scoop. Substitution de cadavre à Charcot dans la nuit du 23 novembre 2009. Mise en isolement de Pharabot jusqu’en 2012. Fuite du prédateur le vendredi 7 septembre 2012 dans la lande et meurtre de Wissa Sawiris. Le dément avait poursuivi sa cavale et s’était planqué chez Isabelle Barraire.
Sa douleur au plexus lui remonta dans la gorge. Comment avaient-ils pu se gourer à ce point ? Une magistrale erreur judiciaire. Celle que tout flic digne de ce nom redoute au long de sa carrière. On avait traqué, soupçonné, descendu, pas vraiment des innocents, mais jamais le vrai coupable.
L’image de Lassay, le directeur de Charcot, revint lui cingler l’esprit. D’une manière ou d’une autre, tout venait de lui. Il avait fermé les yeux sur le faux décès de Pharabot ou l’avait organisé. Il avait planqué le nganga durant toutes ces années. Quel était l’intérêt de la manœuvre ? Pourquoi l’avoir relâché trois ans après ? Pharabot s’était-il simplement enfui ? Lassay et Barraire n’avaient-ils pas gardé le contact ?
Sauter dans un avion demain matin. Coincer le psychiatre. L’interroger façon Gestapo et lui faire cracher la vérité. Cette fois, Erwan emmènerait son propre fétiche : le corps de son père. D’une pierre deux coups. Il arracherait l’histoire au play-boy sexagénaire et inhumerait Grégoire face à la mer.
Il mit plusieurs secondes à réaliser que son portable sonnait dans sa main. Le tintement spécifique des SMS de son équipe. L’adresse personnelle de Pascal Viard dans le 12e arrondissement. Le champion des bobos vivait auprès de ses semblables, du côté du marché d’Aligre.
Il renonça à remonter dans la chambre de Maggie et rejoignit sa bagnole au pas de course. Plus question d’attendre le lever du jour pour rendre visite à l’autre salopard. Ni croissants ni heure légale. Il allait se le faire à la Morvan, avec une poignée de graviers en guise de vaseline.