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— Qui a-t-il appelé ?

— Je ne sais pas mais dans la demi-heure, le procureur m’a ordonné de le libérer. Tout ce que j’ai gagné dans cette histoire, c’est un savon de mes supérieurs.

Erwan aurait dû s’excuser mais il n’en avait ni l’envie ni le temps.

— Vous avez identifié le numéro ?

— Il est protégé.

— Balancez-le-moi par SMS.

— Tout de suite. Quand arrivez-vous ? Vu le contexte, je ne sais pas si…

Verny paraissait avoir jeté l’éponge. Erwan n’avait rien fait pour le motiver et ne lui avait fourni aucun indice sur les dernières révélations — l’ombre grandissante de Pharabot vivant.

— Je vous rappelle pour vous donner les horaires.

— Vous êtes sûr ? Lassay ne vous…

— Je vous l’ai déjà dit : j’ai une autre raison de venir. Je dois enterrer mon père.

À peine eut-il raccroché qu’il recevait le numéro contacté par le psy de Charcot durant sa garde à vue. Pas besoin de l’identifier. Il venait de le composer deux heures auparavant : le portable de Pascal Viard. Contrairement à ce que Mister Bobo lui avait raconté, l’histoire ne semblait pas si lointaine et au nom de Hussenot, il fallait maintenant ajouter celui de Lassay. Le sac de nœuds devenait un nœud de vipères.

Il remisa tout ça dans un coin de son cerveau et prit la direction de la porte d’Italie. Se concentrer sur Patrick Benabdallah. Les motifs de sa vengeance. Ses souvenirs du Finistère. On pourrait peut-être caser cette nouvelle moisson dans le tableau général.

Kremlin-Bicêtre. Villejuif. Erwan flottait dans la nuit comme un pilote à bord de son vaisseau spatial. Plus aucune pensée ni la moindre énergie. Enfin, sur l’avenue de la République, le groupe hospitalier Paul-Guiraud apparut. Grande enceinte en fer à cheval, murs beiges et toits rouges, la sempiternelle architecture du milieu du XIXe siècle, celle de toutes les écoles laïques qui s’appellent aujourd’hui Jules-Ferry ou Jean-Macé.

Vitre ouverte, il écouta, après avoir montré sa carte, les explications du gardien dans sa cahute qui n’avait pas l’air plus réveillé que lui. Il n’en retint pas un mot mais fit confiance à son instinct de vieux flicard. D’ailleurs, il était déjà venu ici dans le cadre d’affaires criminelles. Il longea une série de petits bâtiments en meulière. La nuit frissonnait encore, il pouvait le sentir à travers son pare-brise. Enfin, une rangée de fenêtres éclairées — un réfectoire — et des manutentionnaires en blouse blanche qui poussaient des chariots de fer. Le petit déjeuner. Il se gara sur le parking — impossible d’aller plus loin. Grilles, serrures, caméras : il était arrivé.

Il coupait le contact quand une déchirure se produisit dans son cerveau. Les yeux massacrés d’Audrey. Sa langue sortant de la plaie de sa gorge. Cette gueule de cauchemar sculptée à même la chair imitait les objets à pouvoirs du Mayombé. Ces mutilations possédaient une signification. Pharabot, si c’était bien lui, avait laissé un message à coups d’arme blanche. Erwan ne voyait qu’un seul homme pour l’aider à déchiffrer un tel langage : le père Félix Krauss, psychiatre et ethnologue en Belgique, le premier à lui avoir parlé de Nono — Arno Loyens, alias Philippe Kriesler…

Aucun risque de réveiller le Père blanc à cette heure. La voix était claire et alerte. En quelques mots, Erwan se resitua et enchaîna directement sur la raison de son appel :

— Un meurtre est survenu hier en banlieue parisienne. Quelque chose d’atroce qui pourrait avoir un lien avec la magie africaine. En tout cas avec sa statuaire.

— Le tueur n’a donc pas été arrêté ?

— Mon père, écoutez-moi. J’ai la conviction que les mutilations effectuées par l’assassin ont un sens caché.

— Vous voulez me soumettre les photos du cadavre ?

Le père Krauss marchait vers ses quatre-vingts ans mais sa cervelle n’avait pas pris un pli.

— La question est de savoir si vous pourrez supporter ces images. Elles sont particulièrement… insoutenables.

— Il n’y a pas si longtemps, je sillonnais le Congo en pleine guerre. Vous pouvez imaginer ce que j’y ai vu, et ce n’était pas des photos.

Erwan faillit lui dire qu’il en revenait lui-même mais pas de digressions.

— Je vous maile les clichés. Dites-moi ce que vous en pensez. Nous avons trouvé aussi sur la scène de crime une statuette.

— Un minkondi ?

— Elle est un peu différente de celles que vous m’avez montrées ou de celles du tueur de septembre. Je vous en envoie aussi quelques photos.

— Je vous rappelle au plus vite.

— Merci. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

— Vous ne m’avez pas dérangé : je voulais de toute façon vous appeler.

— Pourquoi ?

— La guerre a repris dans le Nord-Katanga. Notre mission a été évacuée d’urgence. Elle était installée depuis près d’un siècle au diocèse de Kalemie-Kirungu…

Erwan revit un autre missionnaire, le père Albert, avec sa cape de pluie et ses bottes en caoutchouc — lui aussi était attaché à ce diocèse. Toujours vivant ? Il se retint de poser la question. Le porche de l’UMD lui tendait les bras. Raccroche.

— On a rapatrié nos pères, pousuivait Krauss, avec leur matériel et leurs archives. Par curiosité, je me suis plongé dans ces documents et j’y ai trouvé un paquet de vieilles photos provenant de Lontano. J’ai pensé qu’elles pourraient vous intéresser…

Erwan faillit lui répondre qu’il ne voulait plus entendre parler de cette satanée ville. Que ce qui l’intéressait aujourd’hui, c’était ici et maintenant. Mais le père expliquait déjà qu’il avait fait des copies à son attention et préparé un colis.

— Très aimable à vous, dit le commandant du bout des lèvres. Vous pouvez me l’envoyer chez moi.

Après avoir dicté son adresse (il n’ouvrirait jamais l’enveloppe), il en remit une couche sur le seul sujet qui le préoccupait :

— Regardez mes clichés, mon père, et rappelez-moi.

En quelques secondes, il était dehors, au garde-à-vous devant l’interphone. En appuyant sur la touche, il se demanda soudain si les logiciels de vieillissement avaient déjà produit un nouveau portrait de Pharabot, près de soixante-dix ans, revenu du royaume des morts. À quoi pouvait-il ressembler ?

110

— Vous n’en tirerez rien.

— Je vous remercie en tout cas de me recevoir.

Le psychiatre de garde, un grand gaillard à tignasse grise, nuque raide et regard sourcilleux, l’avait accueilli avec le sourire et n’avait montré aucune réticence à l’idée d’une interview matinale, sans explication ni commission rogatoire. L’homme lui avait donné son nom mais Erwan ne l’avait pas retenu : un patronyme à consonance slave qui cadrait avec son accent au hachoir.

Ils marchaient dans les couloirs du secteur 94D00 et Erwan comparait mentalement cette UMD à Charcot. Rien à voir. Un hôpital ordinaire : couloirs déserts, plafonniers blafards, murs jaunis comme de la cire. On avait sans doute transpiré ici des légions de cauchemars et de psychoses mais on était loin de l’univers carcéral de Bretagne où, malgré les efforts d’ergonomie, chaque détail vous rappelait que vous étiez enfermé à jamais.

Le toubib déverrouilla une porte — pas avec un badge mais une bonne vieille clé dont le lourd cliquetis vous descendait dans les chaussettes. Nouveau couloir. Cette fois, les fenêtres étaient closes par des barreaux. Le jour naissant se fondait avec la lumière électrique en un mélange écœurant. La chaleur était étouffante.