Выбрать главу

Le médecin ne cessait de s’excuser de la vétusté des lieux et évoquait des travaux à venir. Son accent slave lui rappelait les heures sinistres de l’oppression communiste où les infirmiers des asiles psychiatriques dissimulaient sous une blouse blanche leur uniforme de milicien.

Erwan le coupa brutalement :

— Parlez-moi de Patrick Benabdallah.

Le psychiatre tiqua face à ce ton autoritaire puis retrouva son sourire.

— Il a atterri chez nous après l’épisode de Condé-sur-Sarthe.

— Vous avez eu les détails du meurtre ?

— Patrick a égorgé sa victime puis lui a ouvert la cage thoracique pour en retourner la chair, les muscles, les entrailles. Il purgeait déjà une peine de dix-sept années de sûreté pour un homicide du même genre.

— Quelle arme a-t-il utilisée ?

— Un surin de sa fabrication. Soi-disant des os de poulet récupérés au fil des repas et affûtés. Un classique dans les prisons. Mais nulle part dans le dossier je n’ai lu une ligne confirmant ce fait.

— Où ça s’est passé ? Dans la cour ?

— Non. Dans leur cellule.

— Ils partageaient la même ?

— Faut croire.

Aucune chance que cela soit un hasard. Dans le contexte qu’il découvrait, avec des schmitts impliqués à tous les étages et un Viard en tireur de ficelles, on pouvait imaginer qu’on avait placé intentionnellement Benabdallah au plus près de la couchette de Plug. Un contrat d’un genre spécial, rempli par un malade mental ivre de vengeance. D’ailleurs, Fernandez, en préventive pour une profanation de cadavre, n’avait rien à foutre dans une maison d’arrêt où les condamnés purgeaient des peines de sûreté. Tout était prémédité.

— Quel est le profil psychiatrique de Benabdallah ?

— Il nous faudrait la journée. Son dossier est plus épais que le Vidal !

— Faites-moi un résumé.

— Depuis son adolescence, il n’a cessé d’être hospitalisé puis libéré avant d’être interné à nouveau. À chaque fois, les médicaments aidant, il s’est tenu à carreau quelque temps puis a rechuté. On ne compte plus ses épisodes psychotiques, ses bouffées délirantes. Patrick souffre de schizophrénie paranoïde. Parfois, il parvient à donner le change. D’autres fois, il subit une décompensation aiguë.

— Excusez-moi, je ne comprends pas ce terme de « décompensation ».

— C’est un mot piqué au monde de la médecine organique. Quand vous souffrez d’une maladie, durant un temps, votre corps compense ses dysfonctionnements jusqu’à ce que l’équilibre s’effondre et que des symptômes spectaculaires surgissent. En psychiatrie, c’est la même chose : le malade parvient à contenir son délire, réprimer les voix qu’il entend puis, d’un coup, le système craque et c’est le passage à l’acte, d’autant plus violent qu’il a été réfréné.

— Vous m’avez dit qu’il était déjà incarcéré pour un meurtre…

— En 2007, une gamine de douze ans près d’Auxerre. Toujours la même méthode : égorgée, dépecée, éviscérée, le tout avec un soin particulier. J’ai vu les photos. Il parvient à fabriquer, en retournant la peau, les muscles, les viscères, une sorte de… fleur horrifique. Il avait déjà infligé ce charcutage à des animaux. Il appelle ça « révéler la beauté intérieure ».

Nouveau couloir. Nouveaux cliquetis. L’atmosphère de folie lancinante pesait de plus en plus. Les murs aveugles semblaient se rapprocher. Les portes métalliques des cellules renvoyaient une résonance d’armure.

— Comment, avec un tel pedigree, a-t-il pu être écroué dans une maison d’arrêt traditionnelle ?

— Les expertises, comme d’habitude, se sont contredites. Le réflexe sécuritaire a finalement primé. Tout le monde au trou ! On préfère envoyer un malade mental dans une prison standard plutôt que prendre le risque de l’interner dans un institut où les règles de sécurité sont moins rigoureuses.

Le médecin s’arrêta puis frappa à une porte. Nouveaux déclics de clé mais cette fois de l’intérieur.

— Il est dangereux ?

— Ne craignez rien. Il est sous Solian. C’est un anxiolytique qui…

— Je connais.

— Vous voulez dire…

— J’ai eu mes périodes, acquiesça Erwan.

Un infirmier apparut sur le seuil. Le genre mastard : bras croisés et mine patibulaire. Erwan eut un recul involontaire.

— Patrick est entravé, sourit le psy. Depuis qu’il est arrivé, il prétend qu’il a le sida et essaie de mordre tout le monde. Mais à cette heure, il est toujours calme : il vient de prendre son petit déjeuner.

En pénétrant dans la salle, Erwan se demanda ce que pouvait être le breakfast d’un tel monstre : carpaccio humain ou œufs brouillés aux somnifères.

111

D’abord, il fut saisi par l’odeur. Les sempiternels relents médicamenteux bien sûr, mais aussi la crasse des jours solitaires, l’ennui des heures à vide, une poussière morale que rien ni personne ne pourrait jamais nettoyer. La trame même des murs, du sol, du plafond semblait imprégnée par cette désespérance.

Puis il vit le personnage qui occupait le centre de la pièce, assis dans un fauteuil roulant. En réalité, il y était ligoté par un système complexe de sangles et de boucles. Le buste était emprisonné par une ceinture abdominale et deux bretelles solidarisées au dossier du siège, les bras contenus dans des gouttières d’immobilisation en lieu et place des accoudoirs, les jambes fixées aux structures par des bandes de toile. Comme si tout ça ne suffisait pas, la tête elle-même était encastrée dans une minerve qui remontait jusqu’au sommet du crâne.

Malgré tout, le prisonnier en pyjama ne cessait de gigoter, travaillant à user ses liens avec chaque millimètre de son corps.

— Bonjour, Patrick, dit le psy avec bonne humeur, tu as un visiteur ce matin. Je te présente Erwan. Il est de la police et voudrait te poser quelques questions.

L’homme s’immobilisa. En un coup d’œil, Erwan le mémorisa pour toujours. En apparence, c’était un petit Maghrébin noueux qui perdait ses cheveux. Pas d’âge : seulement des marques d’usure sur le visage. Il se tenait de travers, poings serrés, hanches asymétriques. À cette posture répondait le regard torve — des yeux noirs affligés d’un strabisme effrayant, celui qu’on prête aux possédés, aux suppôts du diable.

— Je vous laisse, murmura le Slave. Les infirmiers vont rester avec vous.

Erwan se conditionna pour instaurer la conversation la plus décontractée possible. Les murs étaient totalement aveugles : ni jour ni nuit.

— Comment ça va ? demanda-t-il un peu absurdement.

Pas de réponse. Seulement ces yeux aux axes incertains qui le scrutaient comme des mèches de perceuse.

— Ils m’ont mis ça à cause de toi, dit enfin l’aliéné en bougeant les poignets.

— Je suis désolé.

— D’habitude, y m’ligotent avec des draps humides et m’regardent m’étrangler avec.

— Patrick, calme-toi.

L’injonction venait d’un des infirmiers dans son dos.

— D’aut’ fois, continuait le Beur, y m’envoient des électrochocs dans le cul. Y z’appellent ça les « lavements de Magneto ».

— Patrick !

Benabdallah se tassa à l’intérieur de sa minerve comme un crustacé au fond de sa coquille. Une fine pellicule de sueur, glacis de pure folie, luisait à la surface de son visage. Erwan ne pourrait rien tirer d’un gugusse pareil. Encore une fois, le mauvais choix.

Il se demanda comme le Vieux aurait mené la danse et ordonna brutalement :

— Dis-moi pourquoi tu as tué José Fernandez.