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— Il a eu c’qu’y méritait.

— Tu voulais le punir ?

— J’voulais montrer c’qu’il avait dans l’ventre…

— Sa beauté intérieure ?

Benabdallah ricana — sa bouche ressemblait à une biffure.

— Lui, c’tait plutôt de la laideur infernale…

Plug était une armoire de muscles de plus d’un mètre quatre-vingts. Comment ce nabot avait-il réussi à l’égorger ?

— Qu’est-ce que José t’avait fait au juste ? Il venait d’arriver à Condé…

— C’t’ait pas à Condé. J’le connaissais d’avant.

— D’où ?

— De Charcot. J’y ai passé du temps.

— Plug était un des matons ?

Benabdallah se figea. Son expression changea, soudain méfiante.

— Comment tu connais son surnom ?

— Je connais Charcot.

— Pourquoi ?

— Je suis flic, Patrick. J’y ai amené des prisonniers.

— Ça veut dire que t’as pas d’cœur.

— Au moins on vous y soigne.

— Tu sais rien…, susurra-t-il. Tu sais pas c’qu’on nous fait là-bas.

— Explique-moi.

Benabdallah cracha aux pieds d’Erwan.

— Plug, y s’occupait de la mare aux canards.

— C’est quoi ?

L’aliéné se renfrogna. Un filet de salive s’écoulait sous son menton, le long de l’encolure de sa minerve.

— À Charcot, murmura-t-il enfin, y a deux bâtiments… L’un en face de l’autre : la taule et l’hosto.

Erwan revoyait les deux édifices modernes séparés par de larges pelouses.

— Tout au fond, y a un étang… Quand on nous sort de nos cellules pour rejoindre le centre de soin, on doit traverser une passerelle au-dessus du plan d’eau. Y a des cygnes, des hérons, des canards…

Il n’avait pas remarqué ce détail lors de ses visites mais l’idée cadrait bien avec le décorum. Il imaginait le docteur Lassay nourrissant ses oiseaux, un genou au sol parmi les roseaux et les bambous plantés à la japonaise.

— Plug vous faisait prendre ce chemin ?

— C’était le bourreau. Il nous menait à la mort.

Erwan fixait les membres rachitiques du fou, ses épaules chétives, son cou de poulet qui flottait dans la minerve. La démence lui avait rongé toute la chair comme un ogre aurait sucé les os d’une carcasse.

— Qu’est-ce qu’on vous faisait au juste dans cette unité ?

Benabdallah agita la tête contre les parois de son étau. Ses lèvres tremblaient. Erwan s’avança et lui prit la main. Tout de suite, un des infirmiers essaya de s’interposer :

— Vous ne devez pas le toucher.

— Patrick… Qu’est-ce qu’on vous faisait ?

Les pupilles de Benabdallah roulaient sous ses paupières et semblaient ne pouvoir se fixer sur rien.

— Patrick…

Le cinglé parut se réveiller de ses pensées et son regard se bloqua sur le flic.

— Tu peux rien m’faire…, vomit-il avec dégoût.

— Patrick… (Erwan se penchait sur lui, les infirmiers n’osaient pas intervenir.) Je suis ici pour t’aider. Si tu veux me dire ce que tu as sur le cœur…

— Moi j’ai rien sur le cœur, ricana-t-il tout à coup… C’était l’autre, Plug, qu’en avait gros sur l’organe… T’avais qu’à voir son cadavre…

— Qu’est-ce qu’on vous faisait dans l’hosto ?

Le fêlé baissa la tête, l’air obstiné.

— Tu peux rien m’faire. J’suis déjà mort. C’est là-bas qu’on m’a tué…

— Bon sang, Patrick : dis-moi ce qu’ils t’ont fait !

Cette fois, un des aides-soignants lui saisit la main pour le forcer à lâcher le poignet du dément : Erwan réalisa qu’il le lui serrait à se blanchir les jointures. L’infirmier lui écarta chaque doigt comme on fait avec la dernière étreinte d’un cadavre. Le flic recula et se passa la manche sur le front.

— Il a tué notre Maître, souffla l’autre.

Benabdallah s’exprimait comme Renfield, le maniaque homicide du roman Dracula, le mangeur de mouches hanté par l’esprit du comte vampire.

— Plug n’a tué personne.

— Tu sais rien…

Quand Erwan avait arrêté José Fernandez, il était persuadé que l’infirmier avait étouffé Thierry Pharabot afin de lui voler des cellules souches pour les vendre aux quatre fanatiques qui voulaient devenir l’Homme-Clou. Aujourd’hui, il savait qu’il s’était trompé : Plug avait simplement extrait des fibroblastes sur le corps et avait mis en scène la soi-disant incinération.

Il allait revenir à la charge quand la porte s’ouvrit derrière lui.

— Je dois arrêter là l’entrevue, annonça le psychiatre. Vous êtes en train de l’exciter.

Erwan acquiesça tout en essayant de se calmer lui-même. Encore du temps perdu. Il salua d’un geste le prisonnier qui paraissait avoir déjà sombré dans la neurasthénie et suivit le médecin dans le couloir.

— Pourquoi avoir accepté cet interrogatoire ? demanda Erwan au bout de quelques pas. Vous ne m’avez même pas demandé de quoi il s’agissait. Dans le monde normal, j’aurais dû me taper quinze jours de paperasse pour approcher Patrick et encore, sans la moindre certitude de résultats.

— J’ai mes raisons.

— Lesquelles ?

— Je lis les journaux. Je sais que vous avez enquêté sur l’Homme-Clou et l’UMD Charcot.

— Et alors ?

— Vous n’avez pas écouté Patrick ? La mare aux canards… La psychiatrie peut basculer dans tous les excès et j’ai la conviction qu’il se passe de drôles de choses en Bretagne.

Erwan se méfiait des critiques au sein d’un même univers professionnel : jalousie, rivalités, mauvaise foi… Mais la parole de ce psy pouvait étayer le témoignage de l’homme-minerve.

— Que savez-vous au juste ?

— Rien. Mais l’obsession de Benabdallah à propos de Charcot me paraît trahir un fond de vérité.

— Il dit aussi des horreurs sur vos infirmiers.

Ils étaient parvenus dehors. Il faisait jour et les bâtiments du site n’y gagnaient pas.

— Vous avez raison. À force de les fréquenter, je deviens parano moi aussi.

— Jean-Louis Lassay, vous le connaissez ?

— De nom seulement. Très bonne réputation.

— Donc ?

Le psychiatre consulta sa montre puis serra vivement la main d’Erwan :

— Il faut que j’y retourne. J’espère que cette entrevue vous servira, dans tous les cas.

Erwan regagna sa voiture, faisant craquer des feuilles mortes sous ses pieds. Il vérifia ses messages et découvrit que Favini l’avait contacté deux fois. Rappel.

— Peut-être que tu t’en fous, fit le gominé, mais j’ai retrouvé le père d’Audrey.

112

Sur un coup de tête, il avait décidé de filer à Noisy-le-Sec afin d’annoncer au vieil homme la « mort en service » de sa fille. Il tenait à lui dire quelle flic exceptionnelle elle avait été. À quel point elle allait leur manquer, à ses collègues et lui, au moins sur le plan professionnel — pour le reste, personne ne connaissait réellement cette OPJ aux manières secrètes. Oui, Brest pouvait bien attendre.

Il roulait en ruminant les coups de fil qu’il venait de recevoir. Aucune nouvelle du fugitif. Rien non plus du côté des fouilles. Le mystère Barraire se refermait comme un caveau. En parlant de caveau, il avait aussi appelé son frère qui avait organisé le départ du cercueil pour le lendemain. La cérémonie funéraire aurait lieu dans la foulée, à 16 heures, au cimetière de Bréhat.

Depuis un bon quart d’heure, il traversait un paysage de banlieue standard, alternant cités décrépites et quartiers de pavillons en meulière. Enfin, la rue de Romainville. Il s’attendait au pire mais il tomba sur une petite maison entourée par un jardin bien entretenu. Visiblement, le vieux Wienawski n’était pas le clochard qu’Audrey avait toujours laissé entendre.