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Sans répondre, il gagna le lieu du carnage et alluma la hotte. D’office, il sortit deux Coca Zéro. Sofia partageait sa passion pour les canettes saturées d’édulcorants. Les opercules claquèrent comme deux déclics de culasse.

— Tu veux que je vienne à Bréhat ? demanda-t-elle enfin, une fois assise.

— Quoi ? fit-il, dérouté. Non. Pas du tout. On va… Enfin, Maggie voulait qu’on soit les seuls à…

— Maggie aurait voulu que je sois là.

Il but une gorgée et s’installa sur un tabouret face à elle. Reprends tes esprits.

— Qu’est-ce que tu cherches au juste ? riposta-t-il. Tu détestais mon père. Tu te bats depuis deux ans contre Loïc et je ne sais toujours pas sur quel pied tu veux me faire danser. Qu’est-ce que t’en as à foutre de Bréhat ? Y a encore une semaine, tu voulais détruire nos deux vieux et…

— Y a encore une semaine, ils étaient vivants. En ce moment, tout va très vite. J’essaie de m’adapter.

Elle se releva et ôta son manteau. Elle portait une robe étrange, droite et sombre, dans un genre de tissu éponge. Vraiment bizarre, et en même temps d’une élégance inexplicable. Il changea d’humeur. La présence de cette créature dans son appartement était un signe. Quoi qu’il arrive, il devait poursuivre l’enquête. Passer la nuit sur ses notes. Persévérer jusqu’à ce que l’épuisement l’emporte. Et peut-être même faire l’amour à cette fée en chemise de nuit avant qu’elle ne reparte.

— Sofia, fit-il sur un ton plus conciliant, on en est tous là mais reste à l’écart du merdier, ça vaudra mieux. Pour l’instant, rien n’est réglé.

Elle s’approcha de lui et posa un genou au sol afin d’être à sa hauteur. Elle accomplissait toujours le dernier geste auquel on pouvait s’attendre et cela avait l’air plus naturel que le lever du soleil.

— Y a quelque chose qui te brûle et qui va te consumer entièrement, murmura-t-elle en lui appuyant l’index sur la poitrine.

— Les patates, tu veux dire ?

Sans répondre à la plaisanterie, elle l’embrassa en lui passant la main derrière la nuque. Erwan faillit en tomber de son tabouret. Il ne lui vint qu’une phrase alors qu’il cherchait à tâtons son Coca sur la table basse :

— Je pense que Loïc t’aime encore.

Toujours très inspiré.

Elle se remit debout en riant :

— T’as vraiment rien compris.

— Pourquoi pas ? demanda-t-il en buvant une gorgée avec précipitation.

— Il ne peut plus m’aimer. Il ne veut plus être celui qu’il était quand il m’aimait. Tu comprends ?

Nouvelle lampée. Les bulles, le froid, le sucre, ou du moins son ersatz. Il hocha la tête sans conviction.

— Loïc a changé ces derniers jours. Je ne sais pas si c’est la mort du Vieux mais…

Elle s’assit sur un coin de la table basse, de manière à être de nouveau à sa hauteur.

— Y a quelque chose que je dois te dire à propos de Loïc.

Il comprit enfin pourquoi elle était venue. Elle lui saisit les deux mains — pas un geste d’amour, juste le retour de leur coalition de jadis pour protéger le petiot — et prit son souffle :

— Ça s’est passé à Florence.

123

L’avion pour Lannion était un petit appareil de quarante places, un ATR 42-300, qui donnait au voyage un air d’expédition intime. Rien à voir avec un convoi solennel, encore moins un charter de masse.

À huit heures du matin, Gaëlle était mal réveillée — elle n’était même pas sûre d’avoir dormi. Ses compagnons de voyage en revanche étaient au taquet. Erwan au téléphone attendait l’embarquement en faisant les cent pas dans la salle, l’air d’avoir avalé une alarme. Loïc réglait avec le chef d’escale les derniers détails à propos de la dépouille. Il semblait s’être souvenu à la dernière minute qu’il fallait s’habiller en noir, attrapant un costard cintré de dandy italien, ficelé avec une cravate qui évoquait un nœud de pendu. Les deux frangins avaient des allures de bodyguards un lendemain de cuite.

Le vol se déroula à l’image du reste, mi-funèbre, mi-chaleureux. Gaëlle se sentait bien auprès de ses frères : cela lui rappelait son enfance où, bon an mal an, ils l’avaient toujours protégée.

Quand les roues de l’avion touchèrent le tarmac, elle sursauta et réalisa qu’elle s’était endormie. Comme une gamine, elle glissa son bras sous celui d’Erwan et ébouriffa les cheveux de Loïc, assis devant. C’est au bord du précipice qu’on savoure le mieux les points d’appui.

Ils avaient conservé leurs sacs en cabine pour ne pas attendre la livraison des bagages. Peine perdue : avec leur chargement particulier, ils furent les derniers à quitter la salle.

Pendant qu’Erwan et Loïc supervisaient le transport du cercueil sur le parking, Gaëlle sortit fumer. L’aéroport était si petit qu’il ressemblait à une gare ferroviaire perdue dans la plaine. Debout au pied de la tour de contrôle, elle se roula une cigarette — elle avait acheté du tabac et des feuilles pour faire plus breton. Malheureusement, ce détail lui rappelait Audrey. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois tant ses mains tremblaient.

Au moment de l’allumer, elle comprit pourquoi elle appréciait ce trip sinistre. Ses frères l’avaient arrachée à sa dangereuse solitude. Mieux valait encore enterrer son père sur un bout de rocher que de rester seule chez soi à ne pas bouffer. Ils ne pouvaient pas la forcer à se nourrir mais au moins, ils seraient là pour la ramasser en cas d’évanouissement. Auprès d’eux, elle acceptait de s’abandonner comme lors de ses hospitalisations. Ne plus penser, ne plus décider, ne plus lutter. Pour un anorexique, tout est surpoids, à commencer par la vie elle-même.

Le corbillard démarrait, les deux Dupont n’allaient pas tarder à apparaître. Bizarrement, ils surgirent dans son dos. Un seul coup d’œil et elle devina qu’ils s’étaient encore engueulés. Erwan était aussi expressif qu’un CRS, Loïc si blafard qu’il semblait rétroéclairé. Ils faisaient vraiment la paire.

— Prenez un taxi. J’ai un truc à faire, asséna l’aîné.

— Quoi ?

— Ce con nous lâche, cracha le cadet. Monsieur a rendez-vous.

Gaëlle les regarda l’un après l’autre :

— Vous déconnez ?

— J’ai loué une bagnole, fit Erwan en montrant sa clé. Je vous rejoins à 14 heures.

Elle frissonna avec une telle violence que sa clope lui échappa des mains. Elle ne possédait déjà plus assez de force pour lutter contre le froid.

— Ce rendez-vous, ça a un lien avec papa ?

— Laisse tomber.

À son tour de se foutre en rogne :

— Prends pas tes grands airs avec nous. Où tu vas ?

— Je dois interroger un psychiatre pour mon enquête.

— Tu penses pas qu’on a plus important à faire aujourd’hui ?

— Un cinglé court toujours dans la nature.

— J’en connais un autre.

Erwan s’approcha d’elle et elle fut effrayée par sa ressemblance avec leur père. C’était comme si le vent avait balayé tout ce qui lui appartenait en propre. Il ne restait plus que l’os à nu, la présence calcifiée du Vieux. D’une manière étrange, cette similitude finit par la rassurer.

— T’as intérêt à être à l’heure, enfoiré.

124

— Attendez-moi. J’arrive.

La voix de Jean-Louis Lassay émanait d’un interphone installé au premier check-point de l’UMD. Erwan n’avait pas imaginé les choses de cette manière. Après le coup de la garde à vue, les interrogatoires successifs, il le trouvait bien bon de prendre en considération sa énième visite.