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Il patienta sur le parking, ruminant la nouvelle qui avait mis le feu à sa nuit : l’histoire du viol par fellation de son frère, sur les coteaux de Fiesole. Les Ritals ne perdaient rien pour attendre. Il fallait surtout surveiller Loïc. Sa brusque tocade pour les armes à feu ne lui disait rien de bon. Après Gaëlle qui avait joué à la justicière en chambre à Lausanne, Loïc s’apprêtait sans doute à faire la même chose chez les mafieux de Florence. Ce n’était plus le jeu des sept familles mais celui des sept samouraïs. Quand tout ça s’arrêterait-il ?

Sofia n’était pas restée : l’évocation du cauchemar italien avait tué toute idée de désir entre eux. Erwan refusait d’imaginer la scène, avec ses neveux aux premières loges. Il ne pouvait pas non plus se laisser déborder par cette nouvelle douleur — il tentait de l’évacuer en se disant qu’après tout, Loïc était bisexuel, qu’il avait souvent joué avec le feu auprès d’amants infectés, sida ou hépatite C. Qu’abruti de calmants, il n’avait peut-être pas réalisé ce qui lui arrivait. Des conneries.

Il avait passé sa nuit à se laver les yeux et à bouffer du charbon actif. Malgré une torpeur lancinante (les médecins l’avaient prévenu : le perchlo provoquait aussi un syndrome narcotique), il n’avait pas réussi à dormir. À trois heures du matin, il avait réuni les cahiers d’écolier dans lesquels il avait consigné ses deux enquêtes, celle de septembre et celle du Congo, y avait ajouté photos, rapports, PV annexés à la procédure, avait emballé le tout dans des sachets de congélation puis planqué le butin dans son parking, à côté de son immeuble. Il s’attendait à une perquise en fanfare de Viard (ou une fouille en loucedé, au choix) afin de ratisser tout ce qui pouvait concerner leur mystérieux programme et l’implication du gouvernement dans le merdier.

— Qu’est-ce que vous voulez encore ?

Jean-Louis Lassay se tenait derrière les grilles de l’UMD, mains dans les poches de son duffle-coat. Dessous, on distinguait le blazer bleu marine et la fine cravate à rayures : le beau JL, dans toute sa splendeur oxfordienne.

— J’ai encore quelques questions.

— Vous m’en avez déjà posé pas mal.

— J’ai parlé avec Pascal Viard.

Aucun signe d’étonnement : avec son front haut, ses sourcils en coups de fouet et ses lèvres sensuelles, on devait souvent lui dire qu’il ressemblait à Dominique de Villepin ou Richard Gere. Chaque fois, il devait accueillir le compliment d’un air entendu, presque désolé.

— Tout ça n’existe plus pour moi.

Erwan se planta devant lui alors que les gardes du check-point se rapprochaient : il fallait protéger le maître. Le crachin donnait à l’atmosphère un air de papier mâché.

— Écoutez-moi bien, Lassay, je me répéterai pas. Y a trois jours, un cinglé a sauvagement assassiné une lieutenant de mon groupe. Hier soir, il a blessé un autre de mes gars et tué un ouvrier qui se trouvait sur son chemin.

Lassay accusa le coup : à l’évidence, pas au courant.

— J’enterre mon père dans quelques heures, continua-t-il, son épouse est en bonne voie pour le rejoindre (il ne pouvait plus dire « ma mère ») et j’ai sans doute déjà perdu mon boulot. Croyez-moi, si vous ne montrez pas maintenant, ici même, un minimum de coopération, je vous emporterai dans ma chute et ça fera très mal.

Le vieux preppy piétina légèrement le sol détrempé — on aurait presque dit un pas de danse. Enfin, il remonta le col de son duffle-coat et désigna, d’un coup de menton, le parking.

— Prenons ma voiture.

Pas un mot durant le trajet. Le paysage fondait en coulées torsadées derrière les essuie-glaces. Erwan se demandait si Lassay n’allait pas le précipiter du haut d’une falaise, le livrer à une de ses créatures, un fou furieux bourré jusqu’à la gueule de molécules inconnues — ou, plus simplement, le déposer à la gendarmerie.

Ils ne roulèrent qu’un kilomètre ou deux à travers une lande plate comme un terrain de football. Enfin, la mer apparut, morne et grise. Pas question de falaises ici : la terre s’avançait dans l’eau avec précaution, un caillou après l’autre. Des pins parasols se dressaient au loin, ressemblant à cette distance à une colonie de brocolis plantés dans le sable.

Ils sortirent de voiture et se dirigèrent vers les rochers. Erwan avait déjà compris que Lassay allait tout lui balancer, à la fois par vanité de chercheur et sentiment d’invincibilité — mais certainement pas par remords.

— J’organise parfois des randonnées ici avec mes pensionnaires, dit enfin le psy.

— C’est comme ça que Pharabot s’est fait la malle ?

Le toubib eut cette fois un bref sourire, toujours aussi artificiel. La pluie ne pénétrait pas sa chevelure. Modèle waterproof. En toutes circonstances, le professeur conservait l’esprit au sec.

— Vous êtes loin du compte. Suivez-moi. Y a par là un chemin qui longe la grève. J’espère que vous n’avez pas des chaussures glissantes.

125

— Depuis des années, commença Lassay, il existe un programme national de recherche centré sur la violence. Il y a une partie officielle, comportant des statistiques, des observations policières, des spéculations politiques, des décrets de justice, toutes ces choses qui ne mènent à rien, et une partie secrète fondée sur l’étude scientifique de spécimens particuliers : les criminels.

— Ceux qui sont au trou ?

— Les autres sont difficilement observables. Notre corpus comprend les meurtriers et violeurs, disons classiques, des prisons françaises et aussi les psychotiques aux instincts dangereux, comme ceux que nous soignons à Charcot. Nous pratiquons sur eux des tests, des prélèvements, des examens poussés pour mieux comprendre leurs mécanismes d’agressivité.

— Vous avez été plus loin : vous avez créé le Pharmakon.

Il hocha la tête, faisant mine d’apprécier les connaissances d’Erwan :

— Je vois que vous n’êtes pas venu les mains vides.

— Parlez-moi de vos travaux, à vous et Hussenot.

Lassay prit son souffle. Sous la fine bruine, avec ses cheveux serrés et son profil victorieux, il avait des allures de tribun moderne.

— Philippe possédait des connaissances neurologiques que je ne maîtrisais pas. C’est lui qui m’a mis sur cette piste totalement neuve : le circuit neuronal de la violence. Progressivement, nous sommes parvenus à localiser les zones cérébrales impliquées dans l’agressivité puis le cheminement de ces neurones au sein du corps humain. Hussenot a alors été plus loin. Il a eu l’intuition du Pharmakon.

— Expliquez-moi.

Ils marchaient le long de la mer, en direction des pins parasols. Malgré le rideau de pluie, le site évoquait la Côte d’Azur et une douceur méditerranéenne. Ne manquait que le chant des cigales. À la place, les cris des mouettes vous donnaient l’impression de racler un couteau sur vos propres os.

— C’est assez compliqué.

— Je ne suis pas si con. Déjà, le nom : qu’est-ce que ça veut dire ?

— Cela vient du grec ancien. C’est ainsi qu’on appelait la victime expiatoire qu’on sacrifiait aux abords de la cité pour en expurger, symboliquement, toute menace de violence. Peu à peu, le terme a revêtu à la fois le sens de « remède » et de « poison ». Une ambivalence qu’on retrouve dans notre programme.

— C’est-à-dire ?

— Vous savez comment fonctionnent les neurones ?

— Plus ou moins.

— Pour chaque émotion, chaque décision, chaque mouvement, une impulsion naît dans le cerveau, déclenchant une réaction en chaîne dans tout le corps, selon un circuit donné. À partir du premier stimulus, chaque neurone, par influx électrique, libère un neuromédiateur qui atteint les récepteurs du neurone suivant, qui à son tour joue le même rôle et ainsi de suite jusqu’à la réalisation physique de l’ordre. Notre idée était de bloquer, le long du circuit de la violence, les récepteurs d’un ou plusieurs neurones.