— Concrètement, quel effet cela aurait-il ?
— L’ordre donné par le cerveau ne peut plus aboutir. Le message meurt en chemin.
— Comment bloquer ces récepteurs ?
— En les saturant avec un produit de substitution, qu’on appelle dans notre jargon un « analogue » et qui empêche le vrai neuromédiateur de porter son message.
Les « analogues », c’était le mot utilisé par Levantin. Les substances contenues dans les médocs anonymes du monstre de Louveciennes.
— Imaginez des cavités microscopiques à colmater, continuait Lassay. Avec ce produit, les récepteurs neuronaux seraient obstrués et la violence du sujet serait bridée, ne pouvant jamais dépasser un certain seuil.
— Ces produits de substitution, quels sont-ils ?
— Des molécules chimiques, produites par de grands laboratoires.
— Ils collaboraient avec vous ?
— Bien sûr. Ce qui marche pour des criminels avérés peut se révéler utile, à des doses moindres, pour des patients ayant des comportements agressifs ou éprouvant des difficultés à gérer leurs pulsions. Les labos nous fournissaient les analogues et nous mettions en place les protocoles pour en régler les dosages, ce qui est le plus important.
Tout cela sonnait curieusement d’actualité. À l’heure où la psyché humaine est régulée, soignée, stimulée par tout un tas de pilules et de spécialistes, on pouvait imaginer que la justice y trouve son compte — une société où il n’y aurait plus d’assassins, du moins plus de récidivistes — et les laboratoires une manne : de l’utilisation sporadique pour les « grands nerveux » à l’assujettissement général d’un peuple pour une dictature. Fini la guerre chimique, bienvenue à l’oppression moléculaire.
— Ce vaccin, il existe ou non ?
— Il existe : nous l’avons mis au point. Hussenot depuis sa clinique de Chatou traitait directement avec les labos. Moi, je testais les analogues sur mes patients… volontaires.
La mare aux canards. L’institut Charcot avait bien été un centre d’expériences obscures et les soi-disant volontaires ne devaient pas être plus chauds pour traverser le campus que les soldats de 14 les lignes ennemies.
— Les tests étaient douloureux ?
— Le problème de ce type de traitement est qu’il faut d’abord injecter pas mal de produits pour saturer les récepteurs des neurones concernés. Ce qui signifie, dans un premier temps, un redoublement de violence chez le sujet avant que tout se calme pour de bon.
Erwan vit passer une image terrible : des fous violents rendus plus violents encore, des malades dont on aggravait la maladie pour mieux l’étouffer ensuite. Camisoles, cellules d’isolement, calmants : les mesures de répression et de contention avaient dû aller bon train dans les sous-sols de la « fabrique de monstres » qui n’avait jamais si bien porté son nom.
— Donnez-moi des dates.
— Nos travaux ont pris un tournant décisif dans les années 2000. Des résultats significatifs démontraient que nous étions sur la bonne voie. Malheureusement, Hussenot n’était plus fiable.
— C’est-à-dire ?
— Il avait changé d’humeur. Son divorce l’accaparait, l’obsédait même. Il ne pensait plus qu’à ses gamins, à sa clinique et au moyen de la faire fructifier. D’un coup, nos recherches fondamentales avaient perdu tout intérêt à ses yeux. Puis le destin s’en est mêlé : il est mort avec ses mômes dans un accident de voiture.
— Vous avez continué seul ?
Lassay inspira une grande bouffée d’air détrempé puis ouvrit les bras vers la mer. Un geste ridicule mais Erwan n’avait pas envie de rire. Ce pantin emphatique portait la responsabilité des meurtres qui se multipliaient depuis septembre.
— Pas le choix. Nos recherches pouvaient changer la face du monde !
— Vous vous rendez compte du sang que vous avez sur les mains ?
Le psy eut une moue sceptique :
— L’histoire des progrès scientifiques…
— Les faits, putain de dieu, coupa Erwan avec impatience.
— L’État m’a lâché : il faisait surtout confiance à Hussenot.
Il avait dit ces derniers mots avec dégoût, comme si un relent acide lui était remonté dans la gorge. Erwan était plutôt étonné : l’histoire du Pharmakon correspondait, mot pour mot, à celle que Viard lui avait racontée. Pour une fois, le faux jeton du marché d’Aligre avait joué franc jeu. Sans doute était-il convaincu de son impunité, comme le psychiatre lui-même.
— J’avais les analogues. J’avais les protocoles. Mais je manquais d’argent et j’ai vu le moment où tout allait capoter pour une histoire de pognon…
— Vous pouviez financer vos expériences avec les fonds de l’UMD…
— Impossible. On croule sous les audits et les ministères publics ne cessent de nous rogner les budgets.
Erwan comprit soudain ce qui était arrivé :
— C’est alors que les adorateurs de l’Homme-Clou ont sonné à votre porte.
— Exactement. C’était en 2009. Lartigues et ses complices m’ont proposé une fortune pour la moelle osseuse de Thierry Pharabot. C’était inespéré. J’ai tout de suite accepté.
— Combien vous ont-ils offert ?
Le psy ne répondit pas tout de suite. Lui qui avait manipulé le matériau le plus dangereux — le cerveau humain — et qui était à l’origine d’une dizaine de meurtres était pris d’un coup d’une pudeur absurde au sujet de l’argent.
— Combien, Lassay ?
— Cinq millions d’euros.
— Et nets d’impôts, avec ça.
— Je vous en prie. Tout ce que j’ai fait, je…
— Vous l’avez fait pour la science, on a compris. Que s’est-il passé ensuite ?
— J’ai pu réamorcer le protocole. Il m’a fallu deux ans encore pour affiner les réglages, les techniques d’ingestion, les analyses des effets secondaires, mais l’année dernière le Pharmakon était prêt.
De nouveau, Erwan capta la logique souterraine de l’histoire :
— Alors, vous avez choisi celui par qui le fric était arrivé : Pharabot lui-même.
— C’est sans doute la pire idée que j’aie jamais eue.
126
La pluie avait cessé. Ils marchaient maintenant à l’intérieur d’une crique dont le sable était jonché de coquillages brisés et de déchets délavés : fragments de filets, morceaux de polystyrène, tessons de verre… Les poubelles de la mer.
Ces détritus ne parvenaient pas à altérer la beauté du décor : l’anse formée par les rochers, ronds comme des bulles, prenait des reflets roses et mauves alors que les pins et les fougères en arrière-plan dessinaient une frise d’un vert profond.
— J’avais besoin d’un tueur chimiquement pur, reprit Lassay d’une voix forte pour couvrir le brouhaha de la mer toute proche, sans autre mobile que le goût du sang.
— Ce n’est pas le profil de Pharabot.
— Non. Sa violence était nourrie de peur et de croyances. Il n’éprouvait aucun plaisir à tuer ni à mutiler.
— Dans ces conditions, pourquoi l’avoir choisi ?
— Parce que je l’avais sous la main et que je l’avais officiellement fait mourir en 2009. Par ailleurs, il demeurait un meurtrier de… première catégorie, si je peux m’exprimer ainsi. Ses pulsions agressives étaient intactes. Sa violence ne connaissait aucun frein. Ni morale ni pitié. Les effets du Pharmakon sur un tel individu constituaient un test décisif.