Tu m’étonnes : qui peut le plus peut le moins.
— Juste une précision : en 2009, qui a signé le permis d’incinérer Pharabot ?
— Un vieux médecin du coin. Il a à peine regardé le corps. Il avait l’habitude des morts à Charcot.
— Mais qui a grillé au crématorium du Vern ?
— Personne. Plug a verrouillé lui-même le cercueil. Un billet aux ordonnateurs et en avant les flammes.
— Où avez-vous planqué Pharabot ?
— Dans un institut en Wallonie que je connaissais bien. Je payais sa pension : aucun problème. Quand le Pharmakon a été prêt, en février 2012, je l’ai fait revenir. Je l’ai placé en cellule d’isolement et j’ai renouvelé le personnel dans cette partie de l’unité. Un seul homme était habilité à s’occuper de lui.
— Plug.
— Exactement. Au printemps, j’ai commencé le traitement. Pharabot a plutôt bien réagi. Le problème était les effets secondaires. Je devrais plutôt parler, dans ce cas, d’effets premiers. Son agressivité est devenue… ingérable.
— Vous l’avez rendu plus fou encore.
Lassay prit sa mine désolée — celle qu’il avait dû travailler devant sa glace pour annoncer un décès aux familles ou son absence de résultats à ses bailleurs de fonds. Derrière lui, les nuages étaient de retour. Le ciel ressemblait à un immense paysage de montagnes grises inversées, pointant leurs sommets vers la ligne courbe et noire de la mer.
— Combien de temps a duré ce… préambule ?
— Je ne sais pas.
— Comment ça ?
— Pharabot s’est enfui avant la fin du traitement.
Maintenant, c’était limpide : ce con avait chimiquement excité la bête et l’avait laissée s’échapper, la rage aux lèvres. Comme disait Morvan : « On n’est jamais à l’abri du pire. »
— Pharabot s’était radouci. Ses accès de fureur s’espaçaient. J’ai pensé, à tort, que nous entrions dans la deuxième phase : celle du bridage. Bref, en septembre, il est parvenu à se sauver et à voler un Zodiac de l’hôpital.
Encore une faute. On n’avait jamais vérifié si Charcot possédait la moindre embarcation alors que le site avait un accès à la mer.
— Bordel de dieu, pourquoi ne me l’avoir jamais dit ?
— Je… j’ai eu peur d’être arrêté. Par ailleurs, je voulais poursuivre mes recherches.
La trouille du coupable et la folie du chercheur inextricablement liées dans ce cerveau malade. Les articles 122-1 et 122-2 et leurs alinéas allaient jouer à plein pour ce pompier pyromane. En dépit de ses responsabilités, il serait sans doute déclaré… irresponsable.
— Pharabot a navigué en direction de Kaerverec, continua le toubib. Il a accosté aux alentours de la lande et est tombé sur Wissa Sawiris. Il a transformé le premier venu en nkondi.
La boucle était bouclée : on revenait au premier meurtre. Le corps déchiqueté du pauvre étudiant qui avait ouvert la sombre sarabande.
— Ça ne tient pas debout. Où aurait-il pris les clous, les miroirs ? Comment aurait-il pu extraire les organes ?
— Vous n’avez pas compris : le nganga était de retour. Les analogues n’avaient pas seulement aggravé son penchant pour la violence, ils avaient aussi excité son esprit. L’Homme-Clou renouait avec ses frayeurs anciennes et ses méthodes radicales pour se protéger. Il a volé tout ce dont il avait besoin à la maintenance : outils, pointes, morceaux de ferraille.
Erwan se souvenait du bizutage, des apprentis pilotes — surnommés les Rats — lâchés dans la lande, des Renards qui les pourchassaient avec des amplificateurs de lumière. Comment Pharabot avait-il pu passer inaperçu ? Où avait-il commis son crime ?
Lassay devina ses pensées :
— Je pense qu’il a opéré dans une épave de cuirassé qui se trouve sur une plage…
— Le Narval ?
— Je ne connais pas le nom.
— Admettons qu’il soit tombé sur Wissa et qu’il ait réussi à le traîner dans l’épave, ou qu’il l’ait surpris déjà sur place. Pourquoi ensuite prendre le risque d’embarquer le corps sur l’île de Sirling alors qu’il était lui-même en cavale ?
— Ce n’est pas lui qui l’a transporté mais Plug et moi. Quand on s’est aperçus qu’il avait disparu, nous sommes partis à sa recherche. Nous n’avons trouvé que le cadavre et j’ai aussitôt décidé de le planquer. J’espérais qu’on le découvrirait le plus tard possible. Entre-temps, je comptais remettre la main sur Pharabot.
— Ensuite, que s’est-il passé ?
— On l’a cherché dans toute la zone. On a finalement laissé tomber. J’avais l’espoir qu’il reviendrait de lui-même.
— Pourquoi ?
— À cause des neuromédiateurs. J’ignorais les conséquences exactes d’un arrêt brutal du traitement mais Pharabot allait souffrir du manque.
La météo avait définitivement sombré comme une lourde épave. La mer roulait ses rancœurs. Les blocs d’eau sombre éclataient sur la roche et retombaient en fouets d’écume entre les dents de pierre.
— Les gendarmes sont venus demander si un de nos patients s’était enfui. J’ai répondu par la négative et je n’ai plus jamais vu un uniforme. N’oubliez pas que Pharabot était mort depuis 2009. Il a fallu que vous reveniez fouiner plus tard pour que je panique à nouveau…
— Comment Pharabot a-t-il pu disparaître ainsi des radars ?
— Grâce à Isabelle Barraire-Hussenot. Il n’aurait jamais pu organiser son évasion sans une complicité extérieure. Je n’ai pas les détails mais elle a dû le récupérer quelque part. Peut-être même a-t-elle participé au crime : elle était vraiment…
Katz-Barraire préparant le terrain, récupérant Pharabot dans la lande, organisant les meurtres d’Anne Simoni, Ludovic Pernaud, celui de Gaëlle — dont elle avait réchappé mais qui avait fait d’autres victimes… Les rouages du scénario se grippèrent encore : pourquoi Pharabot s’était-il arrêté en si bon chemin ? Après l’agression de Sainte-Anne, les assassinats avaient cessé. Cette période de paix avait confirmé la culpabilité de Kripo.
Erwan interrogea Lassay sur ce point précis.
— La réponse est simple : c’est le moment où Pharabot a repris son traitement. Les récepteurs neuronaux se sont enfin bloqués. Son agressivité s’est régulée.
— Comment a-t-il pu se procurer ses médocs ?
— Fin septembre, Isabelle Barraire est venue me voir. Pharabot était incontrôlable. Pour moi, le choc a été double. J’étais sidéré de la voir débarquer dans cette histoire. Par ailleurs, la personne que j’ai vue arriver n’était plus celle que j’avais connue mais un homme. Isabelle avait compris toute l’histoire : mes expériences, le Pharmakon, ses effets désastreux. Elle voulait des sédatifs et les analogues du traitement.
— Vous n’avez pas demandé à le voir ?
— Isabelle n’a rien voulu entendre.
— Vous lui avez donné les médocs ?
— Pas le choix. Il fallait maîtriser Pharabot et elle menaçait de tout balancer aux flics ainsi qu’aux médias. Elle a disparu avec la posologie et n’est plus jamais réapparue.
Ils atteignirent enfin la pinède. Aiguilles vertes, écorce grise, sable rouge : tout prenait un caractère abstrait, indéchiffrable, comme lorsqu’on s’approche trop près d’un tableau.
— Quand Audrey a surpris Pharabot dans la baraque de Louveciennes, reprit Erwan, il n’avait pas l’air vraiment calme. Vos pilules n’ont jamais apaisé qui que ce soit.
Lassay eut un geste exaspéré.
— Isabelle était morte depuis deux jours. Pharabot ne savait pas exactement quoi prendre ni dans quel ordre. Sans moi ni Isabelle, il ne pouvait être soigné.