— N’avance pas !
Loïc bouscula son frère. Le clair de lune suffisait pour distinguer le corps mais il arracha le téléphone des mains d’Erwan et le braqua vers la dépouille. Le faisceau tressauta quelques instants puis disparut : Loïc venait de tomber à genoux.
Maintenant. Erwan savait qu’il devait le faire, précisément à cet instant. Il était flic. Il était enquêteur. Il tira sur sa manche afin de ne pas laisser de nouvelles empreintes puis chercha le commutateur. Le cadavre jaillit dans la lumière. Loïc hurla, la tête entre les mains, pour ne pas voir ça.
L’inscription que le tueur avait tracée sur le mur blanc avec le sang de Gaëlle.
Ces lettres rouges leur étaient adressées : aux frères, aux damnés, à ceux qui venaient de perdre toute raison de vivre. À l’exception de la vengeance.
« Vous croyez le chercher mais c’est lui qui est à vos trousses… », avait dit Lassay. Erwan n’avait pas assez pris en compte l’avertissement. Il avait considéré Pharabot comme une bête traquée qui serait abattue à la première occasion. Encore une fois, il s’était trompé.
La bête traquée, c’était lui. Lui et ce qui restait de sa famille.
Il revint à l’instant présent, son métier fit le reste. Les lettres brillaient encore sur l’enduit, le sang par terre n’était pas sec : le salopard n’avait que quelques minutes d’avance.
— T’as emporté ton calibre ? demanda-t-il à Loïc toujours à genoux.
— Qu… quoi ?
— Je te demande si t’as pris le 9 mm que tu viens d’acheter.
Erwan ne quittait pas des yeux l’inscription immonde. Le tueur était bien renseigné — il devait considérer que Maggie était déjà passée de l’autre côté.
— Il est dans ma chambre.
— Monte le chercher et retrouve-moi dehors. On va se le faire.
Quand Loïc le rejoignit, il était en train d’observer le sol sous la fenêtre de la chambre de Gaëlle (il avait pris une grosse torche dans le tiroir de la cuisine). Pas la moindre putain de trace. Le sol était gelé, aussi dur que du permafrost.
— Écoute ! haleta Loïc.
Erwan tendit l’oreille et perçut, comme enserré par le givre, le bourdonnement d’un moteur. Le fumier quittait l’île à bord de son bateau. Sans un mot, les deux frères s’élancèrent vers l’amer du Rosédo. Ils coururent durant quelques secondes et parvinrent au pied du phare sur la côte sud-ouest.
Juste à temps pour voir s’éloigner un Zodiac, dessinant un liseré d’écume sous le ciel fourmillant d’étoiles.
— C’est foutu…, murmura Loïc.
Erwan songea au Boston Whaler de Grégoire mais le bateau mouillait à au moins dix minutes à pied, autant dire une éternité, surtout si le tueur avait décidé de rejoindre le continent à la pointe de l’Arcouest.
À cette pensée, il releva les yeux et ne vit plus rien : le Zodiac avait disparu sous la pleine lune — ce qui signifiait qu’il avait filé plein ouest et non vers l’île Sud.
— L’enfoiré…, murmura-t-il. Il retourne au bercail, à Charcot.
Cette conviction appela une autre idée. Il saisit son portable au fond de sa poche. Avant d’abandonner la partie, il voulait tenter un baroud d’honneur.
132
Sept heures du matin : l’heure du petit déjeuner chez les troufions. Erwan avait composé le numéro de l’école aéronavale de Kaerverec, la K76. Il s’expliqua brièvement auprès du caporal qui venait de décrocher et prononça le nom magique : Bruno Gorce.
Enfin, on lui passa le lieutenant « Progresser ou mourir », le troisième année le plus prometteur de sa promotion.
— C’est Erwan Morvan.
Bref silence, puis un long sifflement, entre admiration et ironie.
— Eh ben, mon canard…
Malgré lui, du fond de sa détresse absolue, Erwan sourit : il retrouvait le salopard qui avait tenté de le tuer à coups de sabots dans les thermes de Kaerverec. Un pur militaire qui voyait la vie en kaki et la mort en tricolore. Une arme de destruction chirurgicale, agrémentée de quelques galons d’or aux épaules — pour sourire au soleil.
— T’appelles pour le match retour ?
— Je t’offre le meurtrier de Wissa Sawiris sur un plateau.
— Qu’est-ce que ça peut me foutre ?
— Le gars qui a poussé di Greco au suicide.
Nouveau silence, qui s’éternisait. Erwan fut pris d’un doute. Un œil à l’écran : toujours en ligne.
— Qui c’est ? demanda enfin le militaire.
— Trop long à t’expliquer. Un cinglé qui compte une vingtaine de morts à son actif, dont la moitié depuis septembre.
— Pourquoi tu t’en charges pas ?
— Ma hiérarchie m’a lâché.
Gorce éclata de rire :
— Tu veux dire qu’elle cherche à t’arrêter par tous les moyens !
— Exactement.
— Et pourquoi je t’aiderais ?
— Parce que le gibier est à quelques kilomètres de ta base.
— Où exactement ?
— Tu viens d’abord nous chercher. On est au pied du phare du Rosédo, à Bréhat.
— C’est qui, « on » ?
— Mon frère et moi.
Nouveau ricanement. S’il avait eu Gorce en face de lui, il lui en aurait sans doute collé une, mais la distance permettait d’éviter le pire et — peut-être — de trouver un terrain d’entente.
— J’ai passé l’âge de torcher des bleusailles.
Erwan se mordit la lèvre pour réprimer une injure. Sous le clair de lune, le décor ressemblait à un négatif argentique. La terre miroitait, la mer frémissait. Le vent lui passait dans la chair. Tout son organisme brûlait d’une amertume acide.
— Gorce, il vient de tuer ma sœur. Dans notre baraque familiale, à Bréhat. Il nous a échappé de peu en Zodiac. Je pense qu’il est en route pour Locquirec. Il va tenter de rejoindre l’UMD Charcot.
— La fabrique des monstres ? demanda le lieutenant sur un ton sinistre.
— C’est de là qu’il vient. C’est là où il a été… créé.
Gorce retrouva une voix claire et sèche — celle de l’appel du matin, au pied du drapeau :
— J’ose pas dire que t’as du bol mais on a un Super Puma en ce moment pour des manœuvres d’entraînement. Tu m’en devras une, ducon. Les bons comptes font les bons ennemis.
133
Les claquements des pales lui tailladaient les nerfs. La cabine, parois nues, sol de métal, banc central équipé de ceintures, avait plus à voir avec le Cessna où son père avait été tué qu’avec un habitacle tout cuir pour VIP. L’espace pouvait accueillir une douzaine de soldats mais ils n’étaient que huit (en comptant les deux pilotes à l’avant), assis dos à dos, harnachés, prêts à combattre.
Erwan ignorait comment Gorce avait pu faire décoller cet engin monstrueux — un AS332 Super Puma — au nez et à la barbe de ses officiers supérieurs mais il aurait pu remercier Dieu pour ça. Et aussi pour l’efficacité des lascars — entre son appel et l’apparition de l’hélico au-dessus du Boston, il ne s’était pas écoulé vingt minutes.
Si leurs prévisions étaient justes, il était encore possible de choper Pharabot soit sur mer, soit sur terre, avant qu’il ait regagné l’UMD.
Loïc n’était pas sûr du modèle exact du Zodiac ni de la puissance de son moteur mais le fugitif avait une cinquantaine de kilomètres à parcourir, ce qui lui prendrait au moins une heure. Il leur restait donc moins de trente minutes pour le repérer et l’abattre — sur l’objectif final de la mission, tout le monde était d’accord. Pas question de capturer Pharabot ni de lui laisser finir ses jours au chaud dans l’institut, sur fond de bouillons tièdes et de programmes TV.