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Albert eut un rire un peu trop fort. À chaque expression, ses rides s’enroulaient autour de sa bouche comme du fil de fer.

— C’était un pragmatique. Seuls les Occidentaux pouvaient exploiter les gisements. Il a prétendu que la ville serait mixte mais comme toujours, ce sont les Blancs qui ont conçu et les Noirs qui ont creusé…

— Et les meurtres, vous vous en souvenez ?

— Comment oublier une histoire pareille ? Ça a fait beaucoup de bruit à l’époque. La femme blanche, Seigneur, qui pouvait oser y toucher ? Et surtout ces femmes !

— Que voulez-vous dire ?

— Les premières victimes étaient les filles des Blancs Bâtisseurs. Les de Vos, les de Momper, les Cornette… Le sacrilège était double, en quelque sorte.

Nouvelle information. Pharabot avait peut-être une secrète raison de s’attaquer à ces nababs. Une raison à chercher non pas à Lontano mais dans les vallées du Bas-Congo…

— Le nom de Catherine Fontana vous dit-il quelque chose ?

— Non.

— C’était la septième victime.

— Ça ne sonne pas très belge.

— Elle était française.

— Vous êtes sûr ? On m’a toujours dit que le tueur ne s’en prenait qu’aux Belges. Il y avait même des blagues pas très heureuses à ce sujet.

Il but une brève gorgée. Sur ses lèvres exsangues, le vermouth prenait une teinte de miel, évoquant quelque liqueur sacrée.

— De quoi d’autre vous souvenez-vous ?

— Je me rappelle surtout la situation politique. Ces meurtres avaient mis le feu aux poudres. Les premiers lynchages de Noirs, les représailles des Congolais. La ville était au bord de la guerre civile. Mobutu a envoyé des troupes mais ça n’a fait qu’ajouter au désordre. Un jeune militaire français a repris les choses en main…

— Jean-Patrick di Greco ?

Le vieil homme répéta à voix basse, en hochant la tête :

— Di Greco, exactement…

C’était Morvan qui avait appelé à l’aide l’officier de marine — ils s’étaient rencontrés à Port-Gentil sur les plateformes pétrolières. Erwan connaissait ce versant des faits.

— Selon mes sources, ces troubles ont failli provoquer la chute économique de la ville.

— C’est le moins qu’on puisse dire ! Les Belges s’en allaient, les Noirs refusaient de travailler. On parlait d’une malédiction. Les esprits avaient envoyé l’Homme-Clou pour chasser les Blancs. Vous savez, au Congo, il y a un mal qui surpasse tous les autres : le bulozi, la superstition…

La perche était trop belle :

— Vous-même, vous avez été confronté à la magie yombé ?

— Pas vraiment. Ces pratiques n’ont pas cours au Katanga.

— Et sur l’enquête, vous avez des précisions ?

— Rien du tout. À Fungurume, on lisait seulement les articles des journaux locaux qui donnaient dans le sensationnalisme. Encore une fois, je ne suis pas la bonne personne à interroger…

Il avait dit cela sur le ton d’une conclusion, en posant son verre vide.

— Des Pères blancs travaillaient à Lontano ? relança Erwan.

— Quelques-uns, oui. Mais ils ne sont plus de ce monde. Il y a pourtant quelqu’un, je crois… Laissez-moi réfléchir…

Il ferma les yeux de nouveau. Quand il les rouvrit, ses pupilles irisées brillaient.

— Sœur Hildegarde ! À l’époque, elle était toute jeune. Elle travaillait dans un dispensaire.

— Le kilomètre 5 ?

Le nom de l’hôpital de Catherine Fontana était venu naturellement aux lèvres d’Erwan.

— Je ne me souviens plus mais je crois qu’elle est toujours dans les parages, malgré la guerre.

— Où ?

— Dans le Nord, justement. Mais je vous déconseille d’y aller. Votre sécurité ne sera plus du tout assurée.

Les deux hommes se levèrent à l’unisson.

— Vous êtes descendu au Karavia ? demanda Erwan, plutôt perplexe.

— Non, je suis passé donner du courrier à des garçons de Fungurume qui travaillent ici. Je dors dans un lieu d’accueil près de la cathédrale Saint-Pierre-et-Paul.

— Je peux vous demander pourquoi vous êtes à Lubumbashi ?

Le petit père remit sa cape et ses bottes :

— J’accompagne un de mes vieux camarades qui repart en Belgique.

— Le mal du pays ?

— Si on veut : il est mort. Il voulait être enterré à Mons, sa ville natale.

— De quoi est-il mort ?

— De vieillesse. Il avait quatre-vingt-douze ans. (D’un coup, il retrouva son air malicieux.) C’est la force des Pères blancs. Nous nous éteignons tranquillement avant qu’on nous souffle dessus !

12

Pour le moment, Gaëlle vivait chez Loïc. Non pas qu’elle ait peur — avec ses deux cerbères et son Glock, elle pouvait gérer — mais parce qu’il le lui avait demandé. Le frangin avait enfin décidé de décrocher de la coke et avait besoin, disait-il, d’un coach.

Personne n’avait compris cette brutale résolution. Son divorce et la difficulté d’obtenir la garde alternée quand on s’envoie plusieurs grammes par jour ? Le fait de voir sa famille visée par un tueur en série ? Les menaces qu’il avait reçues à propos de la société minière de son père ? Ou encore l’obligation de vendre à perte les actions du Vieux ?

Sans doute un peu tout ça à la fois. La tempête d’emmerdements avait eu valeur d’électrochoc.

Depuis trois semaines, Loïc s’astreignait à un entraînement sportif sérieux (course à pied, boxe française, yoga…) et suivait un régime alcalin à base de fruits et de légumes. Il s’était fait porter pâle à Firefly Capital, sa propre société, et ne dérogeait pas à son credo : du pur, du sain, du bio.

Premiers résultats catastrophiques. Il était proprement invivable mais Gaëlle tenait bon — les médecins parlaient de dix à douze semaines « difficiles ». Elle-même était en sevrage : elle avait cessé de courir après des rôles qu’elle ne décrocherait jamais et mis un terme à ses rendez-vous tarifés. Après ce qu’elle avait traversé, tout ça n’avait plus aucun sens.

À minuit, elle déambulait dans le grand appartement de l’avenue du Président-Wilson — celui-là même où elle s’était défenestrée deux mois auparavant — après avoir réussi à coucher son frère à coups de Stilnox. C’était dangereux de jouer avec les médocs quand on cherche à décrocher de la coke, mais elle n’avait ni le temps ni la patience de tout miser sur la psychologie et les médecines alternatives.

Elle ouvrit la porte-fenêtre et s’installa sur le balcon. Vent glacé. Cigarette. Première bouffée en contemplant l’avenue épinglée par les réverbères. Elle se pencha et repéra ses gardes du corps faisant les cent pas sur le trottoir d’en face, devant le palais de Tokyo. Qu’est-ce que son père craignait au juste ? Une nouvelle agression ? Une nouvelle tentative de suicide ? Qu’elle reprenne ses passes ?

Elle laissa dériver son esprit vers l’évènement du jour : l’invitation d’Éric Katz. C’était absurde et pourtant, Dieu sait qu’elle en avait rêvé. Elle revit, en time-lapse, sa relation avec le psy durant une année. Au début, elle l’avait détesté. Il représentait tout ce qui lui répugnait : l’idée qu’elle devait se soigner, le fait que cette nouvelle thérapie était une recommandation — une injonction — de son père, la perspective de se raconter — de se vider — encore une fois auprès d’un inconnu… Physiquement non plus il n’était pas son genre : trop maigre, androgyne. Dans ses costards étriqués, il ressemblait à une femme vieillissante. Longtemps elle avait cru qu’il était homosexuel, avant de découvrir qu’il était marié et père de deux enfants. Seuls ses yeux — pupilles claires mais regard sombre — avaient quelque chose d’attirant.