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Peu à peu, elle avait succombé à son charme. Encore plus désagréable. Ses séances de psychanalyse s’étaient transformées en sessions de séduction. Elle avait d’abord tout misé sur son histoire. Violences du père sur sa mère. Anorexie. Tentatives de suicide. Crises psychotiques. Prostitution. Un tel enchaînement aurait dû émouvoir un spécialiste. Que dalle. Pas de mélo rue Nicolo. Elle avait alors varié les tenues (parfois pute, parfois nonne), s’était épanchée sur son métier de comédienne, avait insisté sur ses conquêtes masculines, passant aux confessions intimes… Toujours rien. Il écoutait ses histoires comme on vidange un moteur. Elle avait passé la vitesse supérieure, évoquant son activité d’escort. Gros plans sur ses rendez-vous, ses talents secrets. Elle avait donné des détails, la plupart inventés, se complaisant dans un délire malsain et provocateur. Monsieur Iceberg ne cillait pas. De temps à autre, il posait une question, demandait une précision, apportait un commentaire, mais c’était toujours pour la relancer, elle. Il maîtrisait l’art de parler sans rien dire, d’intervenir sans jamais s’impliquer.

Elle était passée à l’action… physique. L’avait ouvertement allumé puis, n’obtenant aucun résultat, avait piqué des crises. Elle avait menacé de le frapper, de se suicider, d’appeler sa femme. Ce qui la rendait folle, ce n’était pas son indifférence, c’était son opacité. Impossible de savoir ce qu’il pensait, ce qu’il ressentait. Seule transparaissait parfois son expression de satisfaction quand il pensait avoir marqué un point, c’est-à-dire chaque fois qu’elle pleurait, qu’elle hurlait, qu’elle crachait. Alors il hochait doucement la tête, l’air de dire : « Très bien, continuez… » Elle avait envie de lui enfoncer ses ongles dans le cœur.

Finalement, tout s’était apaisé. Victoire par abandon. Le troisième acte s’était déroulé dans une sorte d’indifférence épuisée où elle continuait à parler, parler, parler… Dégager la plaie afin de préparer le champ opératoire. Sans doute le meilleur stade pour la thérapie : elle s’exprimait « à vide », sans réfléchir, sans affect, auprès d’une oreille totalement neutre. Pourtant, le traitement n’avait pas porté ses fruits. Aucun signe d’amélioration. Pire, Gaëlle avait rechuté. Il avait dû lui prescrire de nouveaux antidépresseurs. Finalement, elle avait balancé les médocs et était retournée à sa souffrance. Elle préférait encore affronter ses démons que de perdre son temps sur ce foutu divan…

Quand elle l’avait revu, elle avait été déçue. Comment avait-elle pu tomber amoureuse de ce quinquagénaire sec comme une trique ? Cette espèce d’homme-girafe avec son col de chemise à la Karl Lagerfeld ? Elle retrouvait le psy indifférent, celui qui lui avait mis les nerfs en pelote et avait sondé ses blessures avec son silence invasif.

Il faut croire qu’elle se trompait puisque aujourd’hui, il était sorti du bois. Il y avait bien un homme sous le costume. Peut-être même un sexe. Fébrile, engourdie, elle n’avait pas mis longtemps pour admettre qu’elle craquait toujours pour le psy. Et cela n’avait rien à voir avec le transfert ni la psychanalyse.

Gaëlle détestait cette idée parisienne que l’amour n’est qu’une forme de névrose, que notre carte du Tendre se résume à une liste de traumatismes. Malgré ses déséquilibres psychiques, elle était de la vieille école : l’amour doit être spontané, inexplicable, féerique. Elle qui avait toujours craché sur les sentiments, elle dont le féminisme était si violent qu’elle en excluait même les femmes, elle n’était pas plus blindée que les autres. Au contraire, elle était, au fond, la plus idéaliste.

Un bruit dans son dos lui fit tourner la tête.

Un homme avançait dans la pénombre d’un pas de somnambule, le visage tordu par un rictus. On aurait dit un zombie de film d’horreur ou un malade abruti de médocs comme elle en avait tant croisé en HP.

Ce n’était que son frère qui avait fait un cauchemar.

Elle balança sa cigarette au-dessus de la balustrade et rentra : le devoir l’appelait.

13

Le Katanga offre d’ordinaire un paysage de brousse, une alternance de plaines et de sous-bois. Aujourd’hui, mauvaise pioche : ils pataugeaient depuis l’aube dans un tunnel végétal qui ne cessait de monter et de descendre, offrant une visibilité limitée à quelques mètres. De la forêt dense, comme on en trouve plutôt dans la province Orientale ou celle de l’Équateur.

Ils défilaient là-dedans à l’ancienne : chef blanc, hommes armés, porteurs. Morvan marchait nuque baissée, sentant les bretelles de son sac à dos s’enfoncer dans sa chair. Il suait comme un bœuf et cette transpiration même lui paraissait huiler ses rouages.

Il ressassait toujours les mêmes idées, les mêmes interrogations, à la manière de mantras ou de versets coraniques : qui avait tué Nseko ? Qui était au courant pour les gisements ? Qui l’attendait là-bas, sur ses terres ? Ces incertitudes le démangeaient comme s’il était tombé dans un buisson de plantes urticantes. Quand son cerveau lui-même se fatiguait de tourner à vide, il passait la seconde et affrontait la question cruciale : qu’allait dénicher son fils sur son passé ? Allait-il réussir à extirper la vérité, toute la vérité ?

Nouvelle suée. D’un coup de front, il envoya une giclée aux alentours sans chercher à s’éponger — il avait les pouces coincés sous les lanières de son sac. Au-dessus de lui, la canopée transpirait elle aussi et c’était comme une pluie tiède qui vous nourrissait. Vraiment dégueulasse…

Pourtant, il n’était pas pressé de retrouver la plaine. Au moins, ici, ils étaient à couvert — loin des regards ennemis.

Un brouhaha derrière lui, une agitation puis l’arrêt des troupes.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Michel remonta la file et lui fit signe de venir. Grégoire laissa tomber son sac à dos et regarda sa montre : 8 heures. D’après son GPS, ils avaient déjà couvert un quart du parcours prévu aujourd’hui. Pas mal. La Touffe lui dit quelques mots à voix basse, qu’il ne comprit pas.

Ils descendirent la pente jusqu’à la fin du cortège. Un adolescent reposait dans la boue, écrasé par son paquetage.

— C’est quoi ces histoires ? demanda le Vieux à la cantonade.

Aucune réponse. Il s’approcha et écarta le sac de toile. Une plaie suppurait à l’intérieur de la chaussure du gamin jusqu’au-dessus de la cheville. La jambe offrait d’horribles nuances verdâtres. Gangrène. Couper d’urgence. Il souleva la chemisette et comprit qu’il était trop tard pour quoi que ce soit. La pourriture était partout. Le gosse n’en avait plus que pour quelques heures.

— Qui a engagé ce con ? rugit Morvan à l’attention de la Touffe.

— Patron, c’est lui qui voulait venir.

Le moribond tenta de se relever afin de donner le change. Leur cantine de pharmacie contenait de la pénicilline mais à ce stade… Le porter jusqu’aux mines ? Rebrousser chemin et le ramener à la piste d’atterrissage ? Aucun avion avant une semaine. L’abandonner ici ? Quelle que soit l’option, le môme mourrait et les seules conséquences seraient du temps perdu, des médicaments gaspillés, des emmerdements redoublés…

Morvan se tourna vers Michel et cracha :

— Prenez son sac et continuez. Je vous rejoins.

À voix basse, le contremaître donna des ordres. La forêt semblait s’être resserrée sur eux, révélant sa nature de tombeau.